Ce sont les fragments de textes que j’envoie aux étudiants chaque soir.

Sous la neige

Depuis hier je réponds aux étudiants qui écrivent de plus en plus de textes, scénarios etc. Ils ont l’air de plutôt apprécier cette découverte de l’isolement , de la solitude pour certains. Je ne sais plus si je vous ai fait suivre les TEXTES du soir.  Je suis sans nouvelles d’alexandre Gras, sinon j’ai à peu près le troupeau.
Je vous remets les textes:
MOTS DU SOIR N°1″ On ne peut ni bouger ni parler vraiment sans d’abord être passé par l’immobilité et le silence intérieur, cette cavité souterraine de silence chez les gens, dont l’immensité rêvée de la scène vide serait un figuratif. Il faut savoir commencer par travailler sur le vide et le silence : c’est primordial quand on a l’audace d’émettre des sons et de dessiner des figures dans l’espace. Et le silence devrait continuer à être perçu sous les mots et le vide devrait pouvoir continuer à habiter l’espace de la représentation. Une certaine idée du noir serait conservé dans la lumière ” Claude régy/ Espaces perdus

« Je sentais en marchant mes pensées se bousculer comme un kaléidoscope — à chaque pas une nouvelle constellation ; de vieux éléments disparaissent, d’autres se précipitent ; beaucoup de figures, si l’une d’entre elle persiste, elle s’appelle “une phrase”. »
Proust, « Journal parisien », 11 février 1930
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MOTS DU SOIR N°2 Ovide en exil / 3 traductions différentes /

ÉLÉGIE XII

Tu m’écris de tromper mon ennui par l’étude, que mon coeur ne s’adonne pas à un repos honteux. Ami, c’est là un conseil difficile: le poème est oeuvre de joie , il veut un esprit apaisé: ma fortune est en butte à des tempêtes acharnées et il n’est point de sort plus sombre que le mien.Tu veux donc que Priam soit enjoué près de la tombe de ces fils, que Niobé, veuve des siens, mène d’allègres danses? Au chagrin ou bien à l’étude, à quoi devrais-je m’adonner, étant seul et proscrit, au bout du monde chez les Gètes? Si même je pouvais oublier ma patrie, vous oublier vous-mêmes, et perdre souvenir de tout ce qui me manque, il resterait la peur qui m’empêche d’écrire en paix: mon séjour est cerné d’ennemis innombrables. Ce n’est pas tout, mon esprit s’engourdit, rouillé par sa longue inaction; il vaut bien moins qu’il ne valut naguère….



ÉLÉGIE XII

Tu m’écris de charmer par l’étude le temps déplorable de mon exil, afin de préserver mon esprit d’une honteuse et mortelle léthargie. Ce conseil, ami, est difficile à suivre : les vers sont enfants du plaisir, ils veulent de la tranquillité d’esprit, et ma fortune est le jouet des tempêtes, et il n’est pas de sort plus triste que le mien. C’est demander à Priam qu’il se réjouisse aux funérailles de ses fils, à Niobé, veuve de sa famille, qu’elle danse et célèbre des fêtes. Relégué seul parmi les Gètes, aux extrémités du monde, suis-je libre, selon toi, de m’occuper de mes malheurs ou de mes études ? Quand tu me supposerais une âme forte et stoïque, telle que fut, dit-on, celle de l’accusé d’Anytus , ma philosophie croulerait encore sous te poids écrasant d’une disgrâce pareille à la mienne. La colère d’un dieu est plus puissante que toutes les forces humaines. Ce vieillard, proclamé sage par Apollon, n’aurait pas eu la force d’écrire au milieu des tourments que j’endure . Quand on oublierait sa patrie, quand on s’oublierait soi-même, et que tout sentiment du passé pourrait s’éteindre, la crainte du péril interdirait toute oeuvre qui demande de paisibles loisirs. Or, le séjour où je suis, est entouré d’innombrables ennemis. D’ailleurs, émoussée par une longue inaction, ma verve est languissante, et a beaucoup perdu de sa vivacité première. Le sol fertile que la charrue ne retourne pas fréquemment ne produira plus que des ronces et des plantes parasites. Le coursier perd son agilité dans un repos trop prolongé, et se laisse dépasser dans la lice par tous ses rivaux. La barque demeurée trop longtemps hors de l’eau, son élément habituel, se pourrit enfin et s’entrouvre de toutes parts. Ainsi, moi qui ne fus jusqu’ici qu’un écrivain médiocre, je désespère de m’égaler désormais moi-même.ÉLÉGIE XII
Tu m’écris de chercher dans l’étude une distraction à mon malheur, et de ne pas laisser mon esprit s’engourdir dans une honteuse apathie. Ce conseil, ami, est diffi­cile à suivre ; la poésie est fille de la gaîté et réclame un esprit calme et serein; ma destinée est battue par des tempêtes cruelles, et il n’y a pas de sort plus triste que le mien. Tu exiges que Priam se réjouisse au sein des funérailles de ses enfants, que Niobé, veuve de sa famille, célèbre des danses légères. Est-ce le chagrin ou l’étude, à tes yeux, qui doit me préoccuper, seul, relégué au bout du monde parmi les Gètes? Quand tu me supposerais une âme pleine de constance et de fermeté, telle que la renommée signale celle de l’accusé d’Anytus, toute cette philosophie croulerait sous le poids d’une telle dis­grâce : le courroux d’un dieu est au dessus des forces humaines. Ce vieillard, qu’Apollon honora du titre de sage, n’eût jamais pu dans de semblables circonstances composer un ouvrage. Quand on oublierait sa patrie, quand on s’oublierait soi-même, quand le sentiment du passé pourrait être suspendu, la crainte seule est un obstacle au calme nécessaire à cette tâche : or, ce séjour est entouré d’innombrables ennemis. Ce n’est pas tout : mon esprit, par un long engourdissement, s ‘est rouillé, et se trouve bien déchu de ce qu’il fut jadis : un champ fertile que ne renouvelle pas assidûment la charrue, ne produira que du chiendent et des ronces : le coursier longtemps inactif ne sera plus agile à la course, et, lancé dans la car­rière, arrivera au but le dernier : le bois s’attendrit et se pourrit, se fend et s’entr’ouvre, quand la barque n’est plus dans l’eau, son élément habituel. Et moi aussi je désespère, tout médiocre que je fus, de redevenir jamais égal à moi-même : mes longues souffrances ont brisé les ressorts de mon génie, et je n’ai presque rien conservé de mon antique énergie. Souvent cependant, comme au­jourd’hui encore, j’ai pris mes tablettes et j’ai voulu as­sembler quelques mots, former quelques hémistiches mais ce n’étaient plus des vers, ou c’étaient des vers tels que ceux-ci, en harmonie avec la fortune de leur au­teur, en harmonie avec son séjour.

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MOTS DU SOIR 3 /BENJAMIN PERRET/ AU PARADIS DES FANTÔMES 1933/ mouche automateAU PARADIS DES FANTÔMES 1933Un souterrain du Château des Papes, en Avignon. Décorés de faveurs bleues et roses, des ceintures de chasteté, qui s’ouvrent et se ferment avec un grand bruit de mâchoires de crocodiles, sont pendues aux murs.  Des centaines d’automates au repos encombrent le sol. Entre eux, on distingue des ombres qui circulent avec précaution.
C’est une conversation entre Heron d’Alexandrie et Virgile de Naples
VIRGILE DE NAPLES. — J’avais construit une mouche d’airain que j’avais placée sur l’une des portes de la ville, et cette mouche mécanique, dressée comme un chien de berger, empêchait qu’aucune mouche n’entrât dans Naples, si bien que pendant huit ans, grâce à l’activité de cette ingénieuse machine, les viandes entreposées dans lesboucheries ne se corrompirent pas. Hélas ! les mouches, à force de voir la Vierge Marie (c’est le nom que j’avais donné à ma mouche), finirent par ne plus la craindre et rentrèrent dans Naples au moment où l’on s’y attendait le moins…

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MOTS DU SOIR 4/ENRIQUE VILA MATAS/ LE MAL DE MONTANO
Ce soir un fragment du MAL de MONTANO ( je crois ) recopié POUR VOUS à la main !!!  de Enrique Vila-Matas ( 2002 )( il a travaillé aussi avec Dominique Gonzalez Foster qui est une artiste ) 
Un père et son fils sont tous les deux atteints du mal de Montano, une sorte de maladie littéraire qui apparaît sous deux formes différentes. Le père ne peut s’empêcher de penser autrement que par rapport à la littérature et le fils (Montano) ne parvient plus à écrire. ( Wiki )J’ai beaucoup aimé ce livre auquel je repense soudainement. L’acteur dont il parle et je pense que vous ne le connaissez pas, peut-être Laurent? S’appelle Daniel Emilfork. Please ne sautez pas sur Wiki, imaginez d’abord d’après ce qu’en dit VMJe cherche des liens de la scène où dans le Casanova de Fellini, il est une libellule. REGARDEZ APRES 

J’ai un souvenir de lui sur scène, hum??? Marat-Sade ( je vérifie et rafraichis ma mémoire ). Yesse . Je vous laisse regarder et chercher ce qui se passait à l’hospice de Charenton ou Sade ( lisez-le c merveilleux ) était en cellule un peu ouverte puisqu’il mettait en scène les « pensionnaires «  devant un public choisi. Beu livre aussi de Jacques Chessex : Le crâne de Monsieur Sade. Je vérifie ce que je dis et une bière si j’ai bon. Zut c’est LE DERNIER CRÂNE DE M. De SADE
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«  Curieusement, je suis ici à Barcelone en train d’écrire sur le moment où , à Santiago, j’ai fait la connaissance du hideux Tongoy et , dans dix minutes, je dois le retrouver et aller déjeuner avec lui au restaurant Envalira dans le quartier de Gracia. Mon ami Tongoy est à Barcelone parcequ’il va participer à un documentaire sur le monde des baleiniers que prépare Rosa et qui sera prochainement tourné aux Açores. C’est moi, bien sur qui, au retour du Chili, ai suggéré à Rosa de proposer à Tongoy un rôle dans le film. Celui de vieux baleinier. Ses apparitions dans le documentaire peuvent s’avérer inquiétantes parce que Tongoy n’est pas seulement un Nosferatu respectable, mais aussi un acteur très expérimenté e assez célèbre en France où il vit deus un demi siècle. Je crois qu’il peut fort bien jouer son rôle de faux baleinier, d’étrange Nosferatu aux Açores.Le documentaire de Rosa à l’intention d’étudier la déprimante situation actuelle des baleines et des baleiniers des Açores, avec en permanence Moby Dick en arrière plan littéraire. Mais il souhaite également être un peu fictif: il mêlera la réalité et l’invention et , dans la partie inventé, Tongoy peut jouer un rôle brillant avec ces phrases-je collabore comme scénariste-que j’ai préparées pour qu’il les dise au début du film. Mon ami Tongoy est vraiment très laid, mais on s’habitue à ne plus le trouver aussi horrible à cause de son bon caractère, de son élégance vestimentaire excentrique et de sa cultureraffinée. Quand je l’ai vu pour la première fois, à l’aéroport de Santiago, j’ai pensé très vite à Nosferatu, mais je me suis tu parce que c’est faire preuve de mauvaise éducation que de dire à quelqu’un dont on vient de faire la connaissance qu’il ressemble à Dracula, mais surtout parce que , tout compte fait, j’ai toujours un peu ressemblé à l’acteur Christopher Lee qui jouait le rôle de Dracula dans les films des années 50. Et parce que par ailleurs, il s’est empressé de parler de sa spectaculaire étrangeté physique. Mon ami Tongoy a 74 ans, le crâne rasé et des oreilles de chauve-souris. Il habite à Paris depuis un demi siècle, mais il est né dans une famille de juifs hongrois qui ont émigré au Chili et se sont installés à San Felipe. Le vrai nom de mon ami est Felipe Kertesz, il est devenu dernièrement un petit peu célèbre en France en interprétant dans un film le rôle d’un sinistre vieillard qui passe son temps à séquestrer des enfants. Il est également un peu connu pour avoir été un homme libellule dans un film de Fellini et avoir incarné l’acteur Hongrois Bela Lugosi dans une biographie filmée de ce personnage.Grâce à l’aide précieuse de Margot, quelques petites minutes ont suffi pour que s’établisse entre le hideux Tongoy et moi un courant de sympathie mutuelle qui l’a poussé à me demander; alors que nous n’avions même pas encore quitté l’aéroport, si je voulais savoir comment enfant il s’était rendu compte qu’il était bizarre.—Je serais ravi de le savoir ai-je répondu »________________________________________________________________________

MOTS DU SOIR 5 / Thomas Bernhard

Maitres anciens/ Comédie Thomas Bernhard
Alte Meisterkomödie 
1985

“Les hommes que nous voyons sont des victimes de l’Etat et qui servent l’Etat et l’humanité que nous voyons n’est autre que la mangeaille de l’Etat, donnée à manger à l’Etat qui devient de plus en plus glouton. L’humanité n’’est plus qu’une humanité étatisée, et déjà depuis des siècles, donc depuis que l’Etat existe, elle a perdu son identité, me dis-je. Aujourd’hui l’humanité n’est guère plus qu’une Inhumanité, qui est l’Etat, me dis-je. Aujourd’hui l’homme n’est plus qu’un homme étatisé, il n’est donc plus aujourd’hui que l’homme détruit et l’homme étatisé, seul homme humainement possible, me dis-je. L’homme naturel n’est plus du tout possible me dis-je. Lorsque nous voyons des millions d’hommes étatisés entassés dans les grandes villes, nous sommes pris de nausée, parce que, lorsque nous voyons l’Etat , nous sommes également pris de nausée. Chaque jour, quand nous nous éveillons, cet Etat qui est le nôtre nous donne la nausée, et lorsque nous sortons dans la rue, les hommes Etatisés qui peuplent cet état nous donnent la nausée. L’’humanité est un gigantesque Etat qui, soyons sincères, à chaque éveil nous donne la nausée. Comme tout le monde, je vis dans un Etat qui me donne la nausée dès le réveil.Les professeurs que nous avons enseignent aux gens d’Etat et leur enseignent toutes les horreurs et atrocité de l’Etat, tous les mensonges de l’Etat, et non pas que l’Etat est  toutes ces horreurs et ces atrocités et ces mensonges. Depuis des siècles les professeurs prennent leurs élèves dans les tenailles de l’Etat et les martyrisent pendant des années et des dizaine d’années et les broient. Voilà que ces professeurs, au nom de l’Etat , parcourent les musées avec leurs élèves et les dégoûtent de l’art par leur stupidité. Mais cet art sur ces murs, qu’est il d’autre qu’un Art d’Etat me dis-je. Reger ne parle que de l’art d’Etat , quand il parle de l’art et quand il parle des soi-disant Maitres anciens, il ne parle jamais que des maitres anciens d’Etat . Car cet art accroché à ces murs n’est tout de même rien d’autre qu’un art d’Etat, du mois celui qui est accroché ici, dans la galerie de peinture du Musée d’art ancien.Tous ces tableaux accrochés ici aux murs ne sont tout de même rien d’autre que des tableaux d’artistes d’Etat. Qui conviennent à un art catholique d’Etat, complaisant, rien d’autre.Toujours à nouveau rien qu’une face, comme dit Reger, pas un visage. Toujours à nouveau un chef, pas une tête.Dans l’ensemble toujours seulement l’avers sans le revers, toujours à nouveau seulement le mensonge et l’hypocrisie sans la réalité et la vérité.Tout de même tous ces peintres n’étaient rien que des artistes d’Etat complètement hypocrites, qui ont répondu au désir de plaire de leurs clients, Rembrandt lui-même ne constitue pas une exception dit Reger. Voyez Velasquez, rien que de l’art d’Etat, et Lotto, et Giotto, uniquement de l’art d’Etat, toujours comme ce terrible Dürer, précurseur et prédécesseur du nazisme, qui a mis la nature sur la toile et l’a tuée, cet effroyable Dürer,  comme dit très souvent Reger, parce qu’en vérité il déteste profondément Dürer, cet artiste nurembergeois de la ciselure. Reger qualifie d’art de commande d’Etat les tableaux accrochés ici aux murs , même l’homme à la barbe blanche en fait partie.  Les soi-disant maitres anciens n’ont jamais fait que servir l’Etat ou servir l’Eglise; ce qui revient au meêm, ne cesse de dire Reger, un empereur ou un pape, un duc ou un archevêque. Tout comme le soi disant artiste libre est une utopie, une folie, c’est ce que dit souvent Reger……. “

Maitres anciens/ Comédie Thomas Bernhard
Alte Meisterkomödie 
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MOTS DU SOIR 6 / Bruce Nawman interview

Joan Simon» A quoi pensez-vous lorsque vous travaillez sur une pièce ?
Bruce Nauman. – Je pense beaucoup à. Lenny Tristano. Vous le connaissez ? Lenny Tristano était un pianiste aveugle, un des types de la première génération» ou peut-être de la seconde «des musiciens be-bop. On le retrouve sur pas mal de très bons disques be-bop des tous débuts . Dans ses meilleurs morceaux, il vous atteignait de plein fouet et continuait jusqu’à la dernière note. Il s’arrêtait brutalement. Il n’y avait ni intro ni final simplement quelque chose de très intense pendant deux minutes, vingt minutes ou plus. C’était comme si on prélevait la partie la plus dense, la plus dure d’un morceau de Coltrane. Il n’y avait que ce noyau dur. Dès le début, j’ai essayé de voir si je pouvais réaliser quelque chose qui produirait cet effet. Un art qui surgirait comme ça tout d’un coup . Un art qui agirait comme un coup de batte de base-ball en pleine face. Ou mieux, un art qui agirait comme un coup sur la nuque qu’on ne voit pas venir et qui vous étend . Une espèce d’intensité qui ne s’expose pas au jugement ou à l’appréciation.
J.S. – Au cours de ces vingt dernières années, vous avez essayé de rendre cette intensité en utilisant plus ou moins tous les médiums : le film, la vidéo, le son, les néons, l’installation, la performance, la photographie, l’holographie, la sculpture et le dessin, mais pas la peinture. Pourquoi avez-vous abandonné la peinture aussi tôt ?
B.N. – Lorsque j’étais à l’école, j’étais peintre. Ensuite je ne suis revenu à cette pratique que deux ou trois fois. Mais fondamentalement, je ne pouvais pas fonctionner en tant que peintre . La peinture faisait partie de ces choses avec lesquelles je ne voyais pas comment il était possible de produire du sens. Je ne voyais absolument pas comment je pouvais procéder en tant que peintre. Il me semblait que si je cessais de me considérer comme un peintre, alors je pourrais continuer à travailler.Lorsque je repense à cette époque, je me demande encore comment je faisais pour décider que telle chose était possible et telle autre pas. J’ai fini par aller chercher dans d’autres domaines comme la musique, la danse ou la littérature afin de trouver des idées dont je pourrais me servir afin de pour- suivre mon travail. Dans ce sens, mes premiers travaux qui semblent constitués des idées et des matériaux les plus divers me paraissaient faciles à réaliser dans la mesure où ils ne résultaient pas d’un regard porté sur la sculpture ou la peinture.
J.S. – Ça ne me paraît pas si simple.
B.N. – Non, je ne veux pas dire que le travail était facile. Mais c’était simple dans le sens où dans les années 60, on ne vous demandait pas de vous can- tonner dans un seul médium. Utiliser différentes sortes de matériaux ou passer de la photographie à la danse, de la performance à la vidéo, ne posait aucun problème. Ça semblait même très simple d’utiliser toutes ces différentes façons d’exprimer des idées ou de présenter des matériaux. On pouvait réaliser des enseignes en néon, des oeuvres constituées de texte, des travaux assez drôles à partir de fragments de corps ou de moulages- toutes sortes de choses.
J.S. – Situez-vous votre travail dans une filiation artistique précise ou tout du moins en rapport avec celui d’autres artistes ?
B.N. – Il y a naturellement des liens, mais ils ne sont pas directs. Il ne s’agit pas d’être l’émule de tel ou tel artiste, mais certains posent des questions proches de celles qui vous intéressent et y répondent avec une certaine intégrité . Il y a chez Johns une sorte de retenue, de moralité, qui n’est pas spéci- fique- Je ne sais pas comment la décrire, mais je sens qu’elle est présente. Elle l’est moins chez Duchamp, mais elle reste importante . Cela vaut éga- lement pour Man Ray qui m’intéresse beaucoup . La moralité que je repère chez Man Ray est peut-être liée au fait que son art prenait la forme de plaisan-teries – de plaisanteries stupides – à l’époque où il gagnait sa vie comme photographe de mode.  Toute la philosophie de Dada reposait sur l’idée que l’on n’avait pas à vivre de son art. Ce qui permettait à cette génération d’aller assez loin dans la provocation à moindre, risque. Et puis, il y a cette conception spécifiquement américaine de la moralité en art, selon laquelle l’artiste est un travailleur . Vivre de son art ne posait aucun problème à la plupart des artistes américains parce qu’ils s’identifiaient à la classe ouvrière . Pour certains, cette conception est encore d’actualité. C’est en tous cas vrai pour moi, et je pense que ça l’est également pour quelqu’un comme Richard Serra par exemple.
J.S. – Quelle que soit la part ludique, la diversité de styles ou le degré de fascination qu’ils exercent, vos travaux ont toujours une dimension éthique, une force morale
B.N. – C’est ma façon de voir l’art. L’art devrait avoir une dimension morale, des valeurs et des prises de positions morales . Je ne sais pas exactement d’où me vient cette conviction. Sans doute du milieu dans lequel j’ai grandi avec mes parents et ma famille ; et peut-être aussi de l’époque où je vivais à San Francisco lorsque je fréquentais l’Art Institute . Ou peut-être enfin de la période qui a précédé, lorsque j’étais dans le Wisconsin, à l’université . De tout ce temps passé là-bas, j’ai gardé l’image de professeurs assez âgés, qui ne laissaient pas facilement entrer les femmes à l’université en tant qu’enseignantes et qui étaient tous membres du WPA . Ils étaient socia listes et leurs positions n’étaient pas seulement morales et politiques, mais aussi éthiques . LeWisconsin a été l’un des derniers états socialistes . A l’époque où j’y habitais et où j’allais au lycée – dans les années 50 – Milwaukee avait encore un maire socialiste . Nombreux étaient ceux qui pensaient que l’art avait une fonction, une raison sociale d’exister, qui dépassaient les simples critères de beauté . (…)

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MOTS DU SOIR 7 Encore Thomas Bernhard je ne résiste pas
« Jusqu’à quarante ans. Je me suis laissé chier sur la tête dans tous ces Hôtels de Ville, dans toutes ces salles des fêtes, car une remise de prix n’est rien d’autre qu’une cérémonie au cours de laquelle on vous chie sur la tête. Accepter un prix, cela ne veut rien dire d’autre que se laisser chier sur la tête parce qu’on est payé pour ça. Jai toujours ressenti ces remises de prix comme la pire humiliation qu’on puisse imaginer, et pas comme un honneur. Car un prix est toujours décerné par des gens incompétents qui veulent vous chier sur la tête, et qui vous chient copieusement sur la tête quand on accepte leur prix en mains propres. »

LES MOTS DU SOIR 9 / GRACE à THOMAS/ LETTRE DE SOL LEWIT à EVA  HESSE/ 1965

Chère Eva, 

Cela va faire quasiment un mois que tu m’as écrit, et peut-être as-tu oublié quel était ton état d’esprit (quoique j’en doute). Tu ne changes pas et, fidèle à toi-même, tu ne le supportes pas. Non ! Apprends à dire au monde : « Va te faire foutre ! » une fois de temps en temps. Tu en as le droit. Cesse un peu de penser, de t’inquiéter, de te méfier, de douter, de t’effrayer, de peiner, d’espérer une issue facile, de lutter, de te cramponner, de t’embrouiller, de gratter, de griffer, de marmonner, de bafouiller, de grogner, de te rabaisser, de broncher, de marmotter, de grommeler, de miser, de culbuter, d’écumer, d’escalader, de trébucher, de tramer, de rouspéter, de pleurnicher, de te lamenter, d’affûter, de désosser, de déconner, de pinailler, de chicaner, de compisser, de trifouiller, de t’emmerder, de te leurrer, de moucharder, de cafarder, de poireauter, de tâtonner, d’abominer, de payer, de scruter, de percher, d’entacher, de trimer, de trimer encore et encore. Arrête — et contente-toi de FAIRE ! 

D’après ta description, et d’après ce que je sais de ton travail antérieur et de ta capacité ; ton travail semble très bon « Dessin-propre-clair mais dingue comme des machines, en plus grand et en plus vigoureux… véritable non-sens ». Ça m’a l’air bien, formidable — du véritable non-sens. Va plus loin. Encore plus de non-sens, encore plus de dinguerie, encore plus de machines, encore plus de seins, de pénis, de chattes, de ce que tu veux — fais foisonner tout ça avec le non-sens. Essaie de titiller cette chose en toi, ton « humour bizarre ». Tu appartiens à la part la plus secrète de toi-même. Ne te préoccupe pas de ce qui est cool, fais ce qui selon toi n’est pas cool. Fabrique ce qui t’est propre, ton propre monde. Si tu as peur, fais-le fonctionner pour toi — dessine & peins ta peur et ton anxiété. Et cesse de te préoccuper de ces choses grandes et profondes telles qu’« opter pour un but et une manière de vivre, l’approche cohérente d’une finalité même impossible ou d’une finalité même imaginaire ». Tu dois t’entraîner à être stupide, muette, étourdie, vide. Alors tu seras capable de FAIRE ! 

J’ai grande confiance en toi et bien que tu te tourmentes, ton travail est très bon. Essaie un peu de faire du MAUVAIS travail — le pire qui te vienne à l’esprit et vois ce qui se passe, mais surtout détends-toi et envoie tout au diable — tu n’es pas responsable du monde — tu es seulement responsable de ton œuvre — donc FAIS ÇA. Et ne pense pas que ton œuvre doive se conformer à une quelconque forme, idée ou saveur préconçue. Elle peut être tout ce que tu veux qu’elle soit. Mais si la vie était plus facile pour toi en arrêtant de travailler — eh bien arrête. Ne te punis pas. Je pense toutefois que c’est si profondément enraciné en toi qu’il devrait t’être plus facile de FAIRE ! 

Quelque part, malgré tout, il me semble que je comprends ton attitude, parce que je traverse parfois un processus similaire. Je suis pris dans une « Déchirante Réévaluation » de mon travail et je change tout autant que possible = je déteste tout ce que j’ai fait, et j’essaie de faire quelque chose d’entièrement différent et meilleur. Peut-être ce genre de processus m’est-il nécessaire, parce qu’il me pousse à avancer. Le sentiment que je peux faire mieux que la merde que j’ai faite. Peut-être as-tu besoin de ton déchirement pour accomplir ce que tu fais. Et peut-être que cela t’incite à mieux faire. Mais c’est très douloureux, je le sais. Ça irait mieux si tu avais assez confiance pour faire le boulot sans même y penser. Ne peux-tu laisser le « monde » et l’« ART » tranquilles et aussi cesser de flatter ton ego. Je sais que tu (comme n’importe qui) ne peux travailler que jusqu’à un certain point et que le reste du temps tu es livrée à tes pensées. Mais quand tu travailles ou avant de travailler tu dois vider ton esprit et te concentrer sur ce que tu fais. Après que tu as fait quelque chose, c’est fait et c’est comme ça. Au bout d’un moment, tu peux voir que des choses sont meilleures que d’autres, mais tu peux voir aussi dans quelle direction tu vas. Je suis sûr que tu sais tout cela. Tu dois aussi savoir que tu n’as pas à justifier ton travail — pas même à tes propres yeux. Bon, tu sais que j’admire grandement ton travail et que je ne comprends pas pourquoi il te tracasse autant. Mais tu peux voir ce qui va suivre et moi non. Tu dois aussi croire en ta capacité. Je crois que c’est le cas. Alors tente les choses les plus outrageantes que tu peux — choque-toi toi-même. Tu as en ton pouvoir la capacité de tout faire. 

J’aimerais voir ton travail, mais je me contenterai d’attendre août ou septembre. J’ai vu des photos de choses nouvelles de Tom chez Lucy. Elles sont impressionnantes — surtout celles qui ont la forme la plus rigoureuse : les plus simples. Je suppose qu’il en enverra d’autres plus tard. Dis-moi comment se déroulent les expositions et ce genre de choses. 

Mon travail a changé depuis que tu es partie et il est bien meilleur. Je ferai une exposition du 4 au 9 mai à la Daniels Gallery, 17 East 64th Street (là où était Emmerich), j’espère que tu pourras être là. Mon affection à tous les deux, 

Sol 

Source : Lettre de Sol LeWitt à Eva Hesse datée du 14 avril 1965, Sot LeWitt, cat. exp., éditions du Centre Pompidou-Metz, 2012.

Première publication en anglais in Lucy R. Lippard, Eva Hesse, cat. exp., New York. New York University press, 1976. L’original de la lettre est conservé dans la LeWitt Collection, Chester, Connecticut, États-Unis. Traduit de l’anglais par Catherine Vasseur. 

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