Serio Ludere et voyage initiatique : la peinture d’Hélène Delprat au prisme de la Renaissance
Prenant comme point de départ ou prétexte quelques allusions à la peinture de la Renaissance (à Piero di Cosimo et aux grotesques en particulier) discernables dans certaines toiles et publications d’Hélène Delprat, cette contribution se propose d’abord d’explorer la trame anachronique qui se tisse discrètement dans son travail, en relevant des analogies possibles avec la culture, essentiellement mais pas exclusivement figurative, de la Renaissance. Le comique, la dérision, le détournement, l’équivoque, et plus encore le « serio ludere » sont quelques unes des pistes qui seront examinées, mais il s’agit surtout, à un niveau plus structural ou sémiotique, d’analyser le rapport qui peut s’y développer entre le narratif et l’ornemental, le rôle de l’élaboration figurative de l’inchoatif et plus généralement le rapport de la figure au fond. Au-delà de toute analogie avec des siècles anciens, nous chercherons ainsi à saisir comment le travail de la peinture peut se donner à voir à travers diverses scénographies. Abordant ces œuvres avec un regard, des outils et un bagage mûris et construits pour l’art d’une tout autre époque, je souhaite montrer qu’une telle démarche peut s’avérer fructueuse pour en dégager certains ressorts et traits spécifiques.
Affinités anachroniques
Un quadrupède à tête humaine observe un homme et un chien qui s’approchent, deux satyres penchés en avant promènent leur silhouette ithyphallique : on peut être tenté d’y reconnaître des reprises discrètes indirectes et involontaires (à travers, notamment, un emprunt à des dessins satyriques du XVIIIe siècle) de figures de La Chasse et de L’Incendie de Forêt de Piero di Cosimo. Le fait pourrait sembler à prime abord parfaitement accessoire et fortuit, si le nom de ce grand artiste florentin de la Renaissance, célèbre pour son originalité et sa bizarrerie, ne surplombait le curieux Panthéon des Invités, un tableau où sont juxtaposés les noms de Polke, Fra Angelico, Stingel, Disney, Liberace, Chanel et de bien d’autres. Que vient faire ici le génial et curieux inventeur de scènes pré-anthropologiques de l’humanité primitive et de l’origine de la civilisation ? Le primitivisme sauvage et initiatique, rituel et totémique des toiles plus anciennes d’Hélène Delprat, en particulier celles de la série Jungles et loups où prédominent animaux et chasseurs, ne nous apporte qu’une réponse bien incomplète mais il nous met sur la trace d’une manière d’affinité élective.
De manière beaucoup plus ostensible que ces détails rares et isolés, divers masques tantôt ridicules ou désopilants, tantôt étranges ou inquiétants, qui parsèment son œuvre, pourraient nous rappeler d’autres figures familières aux décors renaissants. Plus généralement, c’est l’impression de dérision, d’autodérision et de non-sens qui semble régulièrement prévaloir dans sa recherche picturale et cinématographique : un fort sens du comique qui manipule un grand nombre de références artistiques, littéraires ou philosophiques, comme d’allusions à l’actualité et au quotidien ; un « Serio Ludere » qui conjure parfois la tragédie et la mort comme les kalachnikovs ou les silhouettes nazies, et que l’artiste incarne elle-même tout autant que ses tableaux et que ses films. Son œuvre est ainsi traversé de clins d’œil, de jeux aussi discrets que récurrents qui convoquent, parmi bien d’autres choses, un imaginaire figuratif et des orientations culturelles en résonance avec la culture de la Renaissance, période où l’on a pratiqué de façon systématique et multiples, et à un très haut degré de sophistication, le mélange des genres comme l’art du détournement, le goût pour le burlesque comme la science du paradoxe.
Cette petite musique discrètement interprétée au milieu d’étranges fleurs magiques, de papillons lunaires, de sombres châteaux hugoliens, des silhouettes militaires incertaines ou de vastes nuits étoilées, n’est peut-être pas aussi périphérique ou secondaire que pourrait le laisser croire la place qu’elle occupe à première vue au sein de ces tableaux. Elle serait peut-être comme un signal, un indice, une trace d’une affinité plus profonde avec certains aspects de l’art de ces siècles révolus. Hélène Delprat lit beaucoup, elle est curieuse de mille choses, elle explore régulièrement des domaines et des questions parfois inattendus pour une artiste de son temps, j’en veux pour preuve ses citations répétées de Lucien de Samosate, son intérêt pour Actéon ou sa fascination (partagée avec Lacan) devant un tableau de Bramantino où une Vierge Marie androgyne (« l’ombre d’une barbe ») domine le cadavre d’un gigantesque crapaud.
Elle fait son miel d’une part de tout ce matériel éclectique et disparate, elle joue avec les textes comme avec les nombreuses photocopies d’images qui parsèment le sol de son atelier, mais par affinité ou résonance je n’entends pas des emprunts calculés ni des ressemblances marquantes, il s’agirait plutôt d’une secrète analogie qui traverse le temps et l’espace pour tisser des parallèles insolites au sein d’une trame anachronique aussi discrète qu’insistante. C’est donc avec un regard parfaitement décalé que je me propose d’aborder les peintures récentes d’Hélène Delprat, non pas afin de les analyser comme d’autres sauraient bien plus justement le faire avec les instruments appropriés et les références plus fondées de la critique contemporaine, mais pour chercher à percevoir ces résonances, à discerner ces analogies, et, ce faisant, tenter aussi de m’expliquer à moi-même ce qui m’interpelle, me plaît ou me fascine dans son travail. Procédant de la sorte, je risque la gageure de parler de sa peinture selon une approche qui jouerait, de manière spéculaire, d’une sorte d’anachronisme inversé : c’est un peu la Renaissance (supposée) qui regarderait vers le XXIe siècle, juste retour des choses ou mise en abysme qui témoigne d’une libre circulation des regards et des savoirs.
Le rire, le masque, le paradoxe
Armé de l’allusion qui leur est faite dans Les Fausses conférences, je partirai d’une affinité avec l’univers des grotesques: du grotesque tel qu’on l’entend généralement depuis le XVIIe siècle, mais surtout des grotesques, ce langage figuratif qui se développe et prédomine à la Renaissance, au carrefour de la tradition des marginalia gothiques et de leur inflexion souvent comique, de la redécouverte de la peinture antique avec ses figures hybrides et ses constructions invraisemblables, et d’une culture contemporaine (celle de la Renaissance) profondément marquée par l’encyclopédisme et la curiosité, le paradoxe et l’étrangeté, le caprice et le burlesque, la dérision et le rire, autant d’aspects qui entrent en résonance avec le travail d’Hélène Delprat.
Le rire est d’abord celui du masque déformant, ridicule, comique, menaçant, qui dérobe le portrait, cache l’identité, abolit l’individu, comme le font de leur côté les « grimaces » et autres singeries faciales qui jouent de la parodie, de la caricature et d’un glissement vers l’autre. On n’en finirait pas de décliner la variété des masques et mascarons qui abondent dans les décors de grotesques, certains sont proches ou imités de l’art antique avec quelques motifs privilégiés comme le protomé léonin et les putti qui jouent à se faire peur avec un grand masque, d’autres plus originaux et plus outranciers versent dans le burlesque et le difforme. Libres des assignations allégoriques qu’on leur prête en d’autres contextes (attributs du théâtre, du vice, de la tromperie, etc.), ils jouent aussi d’un potentiel métamorphique ou tératomorphe et servent, en leurs positions marginales, d’éléments curieux et transgressifs, de clin d’œil et d’invitation au rire.
Masques et grimaces sont très présents dans certains des films d’Hélène Delprat où on la voit tordre la bouche, brider les yeux, s’affubler d’oreilles d’âne en imitant son braiement, porter une cagoule de joyeux trompe-la-mort ou une tête d’oiseau (Les fausses confidences, etc.). Ce jeu autour du masque et des smorfie confine parfois à une étrangeté assez déroutante, comme ce mascaron phytomorphe et diabolique en faïence (du XVIIe siècle), qui répond à un autoportrait photographique dans le chapitre « grimaces » d’En finir avec l’extension du pire (p. 146). Fair is foul and foul is fair est le titre de son second livre de notes au contenu tout aussi éclectique et erratique que le précédent, un peu à l’image des collections littéraires hétérogènes de la Renaissance, dont la première partie est précisément dédiée aux masques et autres « portraits pourris », titre que l’on trouve associé à une série de tableaux contemporains où des têtes esquissées semblent se décomposer et se dissoudre dans un fond monochrome.
Dans l’ouvrage, le monde fantastique, trouble et inquiétant des films de Franju cohabite avec un tableau hollandais du XVIIe siècle, Garçon avec un masque en pâte à crêpe (p. 42), et les cagoules ou bandages lugubres finissent par céder le pas à des masques peints d’apparence beaucoup plus carnavalesque, autre forme de détournement et de conjuration qui pourrait confirmer l’idée d’une dialectique du jeu et de la gravité, du menaçant et du dérisoire. Il en va de la sorte sur l’une des toiles les plus récentes, Pluie battante, fleurs roses et un papillon en tube qui passe par là, où l’effet troublant de masques cadavériques ou fantomatiques se voit doublement neutralisé par le total décalage du titre et par le visage grotesque et ridicule, en forme d’outre ou d’écu, avec des yeux en plastique surajoutés, qui occupe le devant le scène. Ce sont des masques circulaires parfaitement inconsistants à l’expression inquiète incompréhensible qui gravitent autour de L’homme-singe en fausse fourrure comme des grosses bulles ou des ballons sur le point de s’évanouir. Dans Une forteresse à soi, 1, le masque improbable qui hante les alentours nocturnes du château-fort médiéval semble terrorisé par l’invasion d’un nuée de lucioles. Un masque animal poilu et aux dents pointus, né de quelque sortilège, nous tient à distance d’un autre château irradié cette fois-ci par une lumière lunaire et magique (Les châteaux…. Avec Les fées gonflables aiment McCarthy, moi aussi, grande toile qui fut présentée l’automne dernier sur les cimaises de la galerie Christophe Gaillard, l’ombre démultipliée du célèbre plug anal de l’artiste américain circule au milieu d’une série de masques féminins à la bouche goulue dérivés de quelque poupée gonflable, en compagnie d’un satire ithyphallique et d’autres figures diaboliques non moins ridicules qui viennent présider à ce nouveau sabbat sexuel et parodique de l’art contemporain. D’autres masques plus rudimentaires mais non moins insolites affichent inversement un sourire bienveillant de smiley au centre d’une figure rayonnante ou florale, qui place sous les meilleurs auspices le paysage abstrait mais serein de Walden ou qui tient à distance les silhouettes diaboliques dans Pouvoir raconter tout ce que je vois….
L’inspiration ludique caractérise également la peinture d’HD à travers une décontextualisation des personnages et des objets, le non-sens de leur action ou l’irréalité de leur espace, des traits qui pourraient nous reconduire au langage des grotesques et à sa manière de déjouer et contredire l’ordre de la représentation et les principes de la narration, tout ce qui compose l’istoria. Des profils grecs tout droit issus du décor de vases attiques, des chevaliers médiévaux empruntés aux chansons de geste, des soldats montant la garde ou marchant au pas de l’oie, un général à bicorne sur son cheval, des marquis d’Ancien Régime en promenade, les invocations d’une héraldique illustre (avec les trois « Traité d’héraldique »), un grand chef indien ou un démon archaïque grimaçant, toutes ces figures surdéterminées par leur identité, leur origine et leurs références, semblent totalement égarées, tombées là par hasard, ou réduites à une simple qualité ornementale à moins qu’elles ne se fassent le vecteur de quelque questionnement ontologique adressé à la peinture comme nous le verrons par la suite.
Le choix des titres procède à sa manière d’un goût pour le paradoxe et l’ambiguïté, le décalage et l’étrangeté, l’incongruité et l’humour. Il assure au spectateur une prise de distance teintée d’ironie et de légèreté par rapport à des images dont le contenu est parfois équivoque ou troublant. Les titres sont prêtés ou plutôt accrochés à ces peintures après leur achèvement, sans résulter aucunement d’une volonté programmatique. Dans Fair is foul…, un bref développement est consacré au « musée des titres » : Hélène Delprat déclare adorer, de manière générale, les titres, surtout ceux qui sont pompeux et interminables, et elle aime en changer quand il s’agit de ses tableaux. L’élaboration des titres semble donc constituer un jeu à part, un exercice parallèle : le titre peut mettre l’accent sur un élément important qu’il réélabore de manière ironique ou poétique, comme lorsqu’il s’agit d’héraldique, de portrait pourri ou de fées, ne croiser l’œuvre que de façon ponctuelle ou fortuite, être totalement décalé par rapport à elle ou faire écho à un passage du blog d’Hélène Delprat. Dans Midsummer night’s Fairies, des papillons vaguement anthropomorphes peuvent bien faire penser à des fées voletant dans un milieu marin, une silhouette noire et sans visage s’accorde aisément avec Le souverain de l’empire des douleurs, mais on perdrait sans doute son temps à expliquer le rapport entre une figure auréolée d’homme-loup et le titre Sunday morning with a Dandy, comme à vouloir identifier le dieu grec dans Elle se met à pleurer. Mercure descend du ciel et traverse le théâtre. Le diptyque Ce que le Chevalier couvert de cendres a raconté à son tour / avait oublié de dire nous plonge dans une égale et vaine perplexité, tout en renforçant l’aura mystérieuse et fascinante de ces deux peintures. Un air gai, chic et entraînant s’accorderai un peu mieux, mais pour confiner à l’absurde, avec une brochette de diables qui dansent une sarabande effrénée et désopilante autour d’une figure cosmique rappelant vaguement certaines illustrations d’anciens traités scientifiques, avec des cercles concentriques et polychromes entourant un visage lunaire tacheté d’étoiles qui fait plutôt penser aux films de Méliès. Le titre, chez Hélène Delprat, est un peu le revers du tableau, parfois on voit un peu à travers et à l’envers, d’autres fois non.
La figure et le fond
Les chevaliers de Chanson de geste semblent lutter contre les taches ou les nuages de couleurs qui les encerclent, un peu comme s’ils se battaient pour ne pas finir absorbés par cette matière chromatique indifférenciée et pour s’extraire de leur principe figuratif originel où évoluent, telle d’étranges créatures échappées des abysses de la peinture, des figures monstrueuses mâtinées de dragon ou d’insecte. Au cœur d’une polychromie plus soutenue et plus ornementale, sous les feux d’une rampe qui théâtralise la scène, le chevalier du Ritorno al castello, souvenir d’une toile de Giorgio de Chirico, est prisonnier d’un méandre de lignes et de couleurs d’où un cavalier fantôme pourrait venir l’extraire, tandis que celui d’Harvard Psychological Laboratory se démène avec moins d’espoir au milieu de sa prison de lianes et de ramures au sein d’une nébuleuse liquide. Cette manière de lutte du chevalier contre son entourage pictural vaut comme l’expression poétique et emblématique de ressorts plus intimes qui traversent bien d’autres compositions, comme nous allons le voir en examinant le rapport de la figure au fond.
Il s’agit aussi d’une similitude plus fondamentale et structurale avec les grotesques, car l’une des caractéristiques majeures de ce langage figuratif est de brouiller radicalement les frontières de l’ornemental et du narratif, de fondre personnages, actions et scénettes dans un réseau figuratif où le sens se dissout et se diffuse, tandis que la dimension ornementale se voit inversement dotée d’une prégnance symbolique latente, qualité qu’il me semble reconnaître de façon encore plus marquée dans les toiles récentes d’Hélène Delprat, avec cette nuance et à cette différence près qu’ici l’ornemental résulte moins d’une juxtaposition arbitraire de figures et de motifs que d’un travail sur le fond ou, mieux encore, d’un travail du fond.
En effet, on perçoit ici et là un processus d’élaboration figurative des formes inchoatives tout à fait remarquable, qui pourrait nous ramener à l’une des orientations poïétiques de l’art de la Renaissance, étrangère aux grotesques mais propre aux recherches d’artistes aussi célèbres que Léonard de Vinci, Mantegna ou Piero di Cosimo, à certaines réflexions théoriques sur l’origine de l’art, à la peinture sur pierres dures ou au décor des grottes artificielles. Dès l’Antiquité, on s’est intéressé aux images que pouvait esquisser la nature dans un processus réflexif d’imitation d’elle-même, et de Pline l’Ancien à Alberti on s’est questionné sur la fonction des nuages, de la fumée, des veines du bois, des taches dans la poussière ou sur les murs, pour la genèse de la forme artistique. Un historien de l’art américain a parlé à ce propos d’ « images made by chance ».
En outre, selon Ovide en ses Métamorphoses, c’est après le déluge que l’humanité et le monde animal ont été recréés soit par la transformation progressive de pierres en corps humains, selon le mythe de Deucalion et Pyrrha, soit par la solidification de la boue en formes animales. Cette modalité créatrice et figurative qui part de l’informe (et dont on peut trouver de fascinantes expressions dans l’art oriental) va réapparaître dans l’art occidental au XIXe et au XXe siècles, mais Hélène Delprat en approfondit le principe et la réversibilité pour en faire l’une des caractéristiques majeures de sa peinture.
Les fonds traités en marbrage ligneux ou brumeux, en surfaces aquatiques, en amas caillouteux, en taches et coulures, engendrent des formes improbables comme suspendues entre l’être et le non-être, le sens et le non-sens, l’image et le vide. La figure, quelle soit humaine, animale, paysagère ou architecturale, semble naître de manière subreptice, incertaine et éphémère du fond coloré, elle s’essaie parfois à prendre forme en esquissant des pourtours encore incertains avant d’acquérir une apparence trouble mais identifiable : profil, masque, construction, comme dans Une forteresse à soi, 1. C’est un travail plus graphique qui relie étroitement, dans Elle se met à pleurer…, un fond ayant l’apparence de veinures de bois avec le mince trait qui définit les contours des figures transparentes d’un satyre et de poupées ou objets pendus aux longues branches nues d’un arbre animé.
Au sein de deux grandes peintures sur gélatine, Grand Transparent 2 et 3, un amas chaotique de coulures monochromes, de paillettes et de lignes à l’encre de chine, se transforme de manière impromptue en des configurations mimétiques simplement mais clairement dessinées — arbres, petits personnages étranges ou comiques, animaux, profils montagneux ou architecturaux à peine esquissés —plus ou moins perceptibles de loin, mais qui s’imposent au regard attentif et rapproché et nous inspirent l’envie de déchiffrer les formes plus discrètes qui sont disséminées à la périphérie et d’en chercher d’autres, plus incertaines et confuses. Le contraste est frappant entre ce désordre, ces salissures, cet hasard informel et les petites figures de marquis qui observent ou se promènent en leur milieu.
Avec Le voyageur contemplant une mer de nuages, le procédé résulte du contraste entre les lignes ou les petites touches blanches et un fond sombre changeant mais essentiellement bleu foncé, où finissent par transparaître notamment une « ardita capra », motif bucolique cher à la poésie latine comme à la peinture de la Renaissance, ainsi que des masques étranges, une tête fantomatique, voire une colline anthropomorphe qui rappelle vaguement certains paysages flamands de Josse de Momper, vers lequel se dirigent des personnages démoniaques, des figures de chamanes que vient peut-être défier et combattre un chevalier agité et menaçant échappé de l’Orlando furioso ou de quelque épopée médiévale. Certains détails jouent ainsi ostensiblement du rapport entre la vue de loin où prédomine l’informe, le brouillard et le brouillage, et la vue de près qui dégage des motifs inattendus, processus réversible lorsque certains contours ne prennent forme et figure qu’à distance.
Sur une toile à laquelle des reflets dorés et argentés confèrent la mystérieuse préciosité d’une icône initiatique (Thunder and lightning), la convergence pyramidale de lignes de crête d’une montagne escarpée que semblent gravir de minuscules figures de démons ou de héros— Macbeth et Hélène Delprat en l’occurrence, comme l’indique la suite du titre, et par allusion au film d’Orson Welles —, et la concentration progressive de taches, de couleurs plus tranchées et de motifs vaguement minéraux ou aquatiques, donnent forme à une sorte de montagne magique, dont l’ascension conduit à une ouverture non pas lumineuse et aveuglante, comme le serait celle du Paradis céleste, mais étrangement noire, telle l’entrée d’un tunnel donnant sur l’inconnu ou sur les profondeurs caverneuses du château de Macbeth. Lot 850 : Peinture ayant appartenu à André Malraux poursuit cette inspiration magique et théâtrale à la fois, avec un masque grimaçant d’acrotère ou de théâtre grec qui se dessine en transparence sur un fond parsemé de taches blanches et dorées et de veines ligneuses, masque qui fait office de gardien auprès de l’image scintillante et totémique d’une sorte de grand génie au costume doré, orné de figures de démons, sans bras ni visage, comme si de lointaines et étranges divinités hantaient cette matière primordiale. Réélaborant des motifs grecs archaïques, cette toile approfondit un travail sur la puissance ornementale du dessin, de l’or et de la couleur que l’on perçoit déjà dans des peintures plus anciennes où l’invasion des taches d’or, le chatoiement des tissus colorés, les rayonnements argentés ou la trame végétale en surimpression compensent et atténuent l’apparence menaçante des personnages.
Cette prégnance du dessin ornemental est particulièrement sensible lorsqu’il intervient en surimpression, comme on l’observe dans Troisième traité d’héraldique. Ici, les plantes et les fleurs plus ou moins stylisées ne naissent pas vraiment du fond coloré, leurs contours blancs et artificiels dessinés avec soin s’inscrivent plutôt en filigrane sur le fond coloré et changeant, en jouant paradoxalement de leur transparence et de leur préciosité décorative. J’y verrais un détournement du procédé cher à Gustave Moreau, notamment dans ses variations sur Salomé, lorsqu’il souligne avec précision et autonomise les contours du décor architectural ou vestimentaire, en les dissociant de leur fond et de leur matière colorés.
Une disparition des figures protagonistes semble se préciser dans Peinture élégante et distinguée : ni démons, ni chevaliers, ni héros, ni satyres, ni fées-papillons, ni grands masques terrifiants, tout au plus quelques profils transparents d’insectes, d’oiseaux et de fleurs évoluent-ils autour des branches d’un grand arbre, d’un masque lumineux et d’une marguerite stylisée qui nous font penser à Odilon Redon, tout ceci étant à peine troublé par les contours dessinés au trait d’un fusil et d’un château-fort qui évoquent des jouets d’enfant. La palette s’est fortement éclaircie, un crépitement de couleur minium anime la surface, des taches plus sombres suggèrent un possible arrière-plan paysager.Avec Ce que le Chevalier couvert de cendres avait oublié de dire,on se retrouve dans un milieu plus aquatique où les marbrures du bois et la polychromie suggèrent aussi le mouvement de l’eau et les reflets changeants, avant d’éclore en méduses ou en pieuvres éphémères à proximité de profils de dieux grecs, Athéna et Poséidon, figures rêvées rappelant leur célèbre opposition, mais venues de nulle part et qui disparaissent déjà dans ce fond sous-marin où évoluent d’étranges bulles lumineuses, telles des âmes perdues dans les eaux de l’oubli.
Associés à des pics montagneux insaisissables et fascinants, à des reflets aquatiques qui empruntent à la palette tardive de Monet, dans Où l’on découvre des merveilles hydrauliques et bizarres, champignons, grappes de raisin et asphodèles nous entraînent vers quelque paradis artificiel tout juste hanté par une série de petits personnages errants et infernaux et par l’ombre ectoplasmique du géant des Apennins de Buontalenti. L’image emblématique et répétée de champignons parfois animés (avec des yeux et une bouche) qui ponctuent cette immense toile se fait l’indice de sa puissance suggestive et hallucinogène tout à fait exceptionnelle. Ici, ce sont surtout les entrelacs dessinés, le dripping, le lissage et, comme en d’autres cas, la technique de l’aplat de couleur par impression d’une toile colorée sur le support final, qui produit cet effet de magma graphique et coloré, ce mélange hasardeux et vivant de nuances et de lignes, d’où s’extraient, où cheminent, où apparaissent et disparaissent des figures humaines, minérales ou paysagères plus ou moins définies.
Ailleurs, au sein d’une peinture que je serais tenté de rapprocher d’Underwater Vision d’Odilon Redon, ce sont des lointains maritimes surgis d’une brume colorée et constellée, des reflets de clairs de lune sur l’eau. Un diablotin inoffensif et une ombre de poulpe semblent marginalisés par de petits smileys solaires et leur charge positive : Pouvoir raconter tout ce que je vois, tout ce que j’entends, le titre de cette grande toile où l’informe et le chaos prédominent nous dit peut-être quelque chose de ce travail vers l’exprimable et de cette venue à la figure et au dicible qui traverse l’œuvre d’Hélène Delprat. L’abstraction polychrome à partir de fonds veinés ou lissés, d’impressions et de coulures, prédomine encore plus dans « Ne visitez pas l’exposition coloniale », où se multiplient les curieuses fleurs magiques, à la structure concentrique, scintillante et rayonnante, qui rappellent l’évocation des asphodèles propre à une série tableaux peints en 2012. Et dans certaines des toiles les plus récentes, le dripping ou les nuits constellées tendent en revanche vers une plus grande et plus totale abstraction.
Ce jeu sur les « ressemblances inchoatives » ou sur la figure et le fond, de plus en plus présent dans les toiles récentes d’Hélène Delprat, est le ressort principal de leur magie, sans douter parce qu’il touche en nous cet état indéfinissable entre l’inconscience et la conscience, qui a moins à voir avec le rêve, qu’avec l’éveil, la naissance, l’apparition, la venue au monde, mais aussi la découverte de l’inconnu et du mystère. Nous sommes comme suspendus entre la mise au jour et l’occultation, l’apparition de la figure et sa dissolution.
Il y a ainsi quelque chose d’épiphanique et d’éphémère au sein d’autres toiles, une notamment, qui use paradoxalement de métamorphoses comiques ou dérisoires. Le Portrait pourri remix 2 présente en guise de fleur une tête difforme et pathétique, hallucinée et rayonnante, qui se dégage partiellement du fond pour donner vie à cette caricature de nature-morte. La version suivante propose un visage à peine esquissé, saisi entre la liquéfaction et la désintégration, au-dessus d’un plateau au contenu précieux et mystérieux. Lointain écho désincarné de l’apparition de la tête suspendue de Jean-Baptiste dans l’une des Salomé de Gustave Moreau, le « remix 4 » de la même série est plus inquiétant avec ces coulures sanguinolentes et cet œil exorbité fixant avec inquiétude ou terreur un au-delà menaçant. Mais c’est la figure imposante et fantomatique de Demain, les cendres qui exprime le mieux cet indéfinissable surgissement de la silhouette à partir d’un magma de taches et de lignes. Elle soutient un semblant de tête cadavérique dont le regard asymétrique (une orbite est vide) s’élève cette fois-ci vers la lumière de bougies. Son apparence inchoative, singulière et inquiétante est doublée de l’insertion d’une petite figure démoniaque et de la présence surplombante d’une sorte d’œil de Caïn tourné vers le spectateur, impression troublante qui se voit néanmoins conjurée par la jubilation chromatique qui enveloppe et compose la figure.
Voyage initiatique
Les toiles récentes d’Hélène Delprat paraissent ainsi doublement habitées par une poétique des origines où des êtres mystérieux et des formes en gésine évoluent au sein d’un milieu primordial dont elles peinent à se détacher, et par un théâtre d’ombres légendaires ou comiques, de silhouettes dérisoires ou menaçantes, qui hantent de leurs souvenirs troubles ces profondeurs sous-marines ou ces paysages submergés par un chaos de formes et de couleurs.
Esquissons, pour conclure, une hypothèse simplificatrice, qui fait l’économie des chevauchements, tâtonnements et retours en arrière, une sorte fil d’Ariane susceptible de rendre compte de ce qui s’est passé depuis cinq ans dans la peinture d’Hélène Delprat. Plusieurs toiles de 2012 proposent une sorte de voyage dans l’inconnu avec de petits personnages isolés et perdus dans un paysage informe et sans repère. Le dresseur de chauve-souris avance prudemment, une bougie à la main, sur un fond bleuté qu’il semble éclairé au cœur d’une forêt de taches sombres. C’est plutôt une manière de lampion que tient la figurine chinoise traversant une pleine ténébreuse où volent des fleurs lumineuses (Les champs d’asphodèles). L’idée d’un voyageur perdu dans un monde obscur et indéfinissable, guidé par une lumière surnaturelle émanant de fleurs étoilées, se précise dans Le grand tour 1. On y devine une sorte de quête initiatique au cœur de la nuit et de l’informe, à laquelle répondent deux groupes d’œuvres de la même période, l’un centré sur le motif du faisceau lumineux ou de l’ouverture sur un au-delà indéfini ou un ciel constellé, l’autre, réuni sous le titre de (Grand) Transparent, met en scène l’errance d’une figure anachronique (empruntée au XVIIIe siècle) au sein d’un paysage aux contours à peine esquissés, habité par des figures étranges ou menaçantes. Les allusions ultérieures à un voyage en Enfer sur les traces de Dante ou de Lucien de Samosate, comme les apparitions fantomatiques ou effrayantes d’Inca Song, du Portrait Corrompu et de Une histoire qui pourrait bien s’être inspirée d’un conte Oriental, présentent un monde infernal sans issue. On entendait des bruits venus de l’autre monde, des soupirs de terreur et d’angoisse profonde nous plonge au sein d’obscurs abysses où surgit l’image de la Mort dans « With my voice, I’m calling you ».
Cette errance et ces ombres ou ténèbres angoissantes se transmuent, avec la série des Chansons de geste, en une lutte contre le chaos et la dissolution chromatiques, en une libération de la figure du magma élémentaire de la peinture qui s’affirme par la suite dans le travail d’élaboration figurative des fonds et des taches. Tandis qu’au sein de tableaux plus récents, les annotations guerrières semblent inversement changer de statut ou de fonction : hoplites, généralissime à cheval, emblèmes héraldiques, châteaux crénelés, soldats faisant la ronde, silhouettes fascistes et fusils mitrailleurs sont neutralisés par leur entourage ornemental, absorbés par la nuit ou marginalisés par des fleurs luminescente et des masques comiques et bienveillants. Dans Ce que le Chevalier couvert de cendres a raconté à son retour (le titre renvoie à un film d’Hélène Delprat inspiré de la veine satirique de Lucien mais peut aussi devoir quelque chose aux rites d’initiation de la Franc-Maçonnerie), les soldats grecs cheminent au milieu d’une forêt vierge bariolée, d’une explosion chromatique, d’un chaos sans fin de lignes et de taches. Le combat de la figure et du fond se rejoue en sens inverse, les images ne naissent plus des formes inchoatives, mais s’y perdent, tandis que s’affirme pleinement une poétique des origines solidaire d’une poïétique picturale, une jubilation de formes et de couleurs alliée un vagabondage du regard et de l’esprit qui témoigne d’une liberté nouvelle de la peinture.
Philippe Morel