Au delà de l’autoportrait
Texte de Muriel Berthou Crestey
Le masque du vampire
«[…] Le Mystérieux Interprète mêle quelquefois à sa nature de reflet des éléments étrangers. […]»
Aucun homme ne peut rendre compte de tout ce qui arrive dans les rêves. Je crois que ce fantôme est généralement une fidèle représentation de moi-même ; mais aussi, de temps en temps, il est sujet à l’action du bon phantasus, qui règne sur les songes. » On pourrait dire qu’il a quelques rapports avec le choeur de la tragédie grecque, qui souvent exprime les pensées secrètes du principal personnage […] »
Charles Baudelaire, « Le Spectre du Brocken », Les Paradis Artificiels, in OEuvres complètes, Op. Cit., p. 302
être « photographe d’après culture » plutôt que « peintre d’après nature » nécessite de s’approprier en partie une oeuvre, une situation, une représentation. Pour Hélène Delprat, l’interprétation d’une oeuvre passe par son incorporation. Faire apparaître le spectre de Molinier en se glissant dans sa peau, c’est faire revivre ses exhibitions audacieuses pour interroger la persona, ce masque social. A l’atelier où l’espace principal baigne dans la lumière, l’artiste feuillette un ouvrage sur le carnaval de Jacmel (sud est d’Haïti) montrant une parade de fantômes en transe qui termine son périple au cimetière. Sur d’immenses toiles adossées ça et là contre les murs, de petits personnages empruntés à la culture populaire flottent dans l’abstraction.
Hélène Delprat n’a pas fait de cette grande pièce le lieu d’élection de ses prises de vue. L’espace dédié à la photographie se trouve à côté, plus intime et restreint. Un portant alourdi d’étoffes et d’apparats fait face aux étagères chargées de prothèses en tous genres destinées à son travestissement. Chaque masque a une histoire.
Hélène Delprat leur offre une seconde vie, élargissant la réalité à sa représentation du théâtre. D’autres fois, elle compose de fragiles parures d’intimidation qu’elle immortalise grâce à l’appareil photo qui lui permet de garder la trace de ses nombreuses expériences. Parfois, l’artiste remet tout en jeu, apporte un mouvement nouveau à ce qui paraissait révolu. Et c’est en camera subjective qu’elle s’amuse ainsi à regarder cet anti strip-tease dans lequel Molinier ne cesse d’ajouter quantité d’objets fétichistes à mesure qu’il contemple son image. Cinquante ans après l’original, son reflet androgyne, comme pris dans la glace, fait pourtant ressurgir une toute autre apparence. Au-delà du « modèle », le face à face avec le miroir s’apparente à présent à une épure où le corps paraît déshabillé des artifices de l’artiste moderne. Le Jour où j’ai voulu être Pierre Molinier évoque un transfert d’identité vécu de l’intérieur. Travestir le référent permet de le faire voyager dans notre époque. Devenue Molinier, elle se transforme, sort de ses gongs, fait de lui un autre. Hélène Delprat s’est déjà employée à le faire avec un autre parangon de l’androgynie surréaliste, Claude Cahun : veste masculine contrastant avec le noeud du foulard et la pochette, une main étreignant la hanche.
A nouveau, la pose paraît volontairement désinvolte quand elle est prise par l’artiste postmoderne. Le temps est compté. A l’ère du « grand accélérateur », la vitesse est de mise. Et pourtant, il lui aura fallu observer avec attention la photographie de Claude Cahun afin de la reproduire ensuite avec tant d’exactitude, d’en respecter tous les détails. Positionnées côte à côte, l’original et la reprise se refléteraient l’une l’autre, comme devant un miroir imaginaire. D’abord l’artiste a accroché un drap noir sur le mur du fond de son atelier en veillant à ce que l’étoffe ne recouvre pas entièrement le cadre de l’appareil. La photo est prise. Impossible de revenir en arrière. Claude Cahun vue par Hélène Delprat nous regarde, implacablement, indifférente au fait que la supercherie soit visible. Elle semble imperturbable. Le travestissement est effrayant de vérité. Hélène Delprat réveille les morts, s’approprie leur lémure avec dérision.
Molinier ayant fait du corps une graphie démultipliée symétriquement grâce au miroir, Hélène Delprat positionne quant à elle l’armoire à glace dans le champ visuel, en plein centre d’une autre série. Le mystère a laissé place à son absence. Le miroir ne renvoie désormais aucune image ou si peu, un membre parfois.
Ailleurs, indifférent aux gesticulations de l’artiste devant lui, il reflète une photographie des Blume à laquelle Hélène Delprat se réfère. Une ombre se place, indépendante du corps auquel elle appartient. L’artiste travaille sous forme de séquences. Ses mises en scène donnent lieu à des séries où la vision se diffracte et bouge, image par image. La photo devient le support d’une performance dont elle conserve la trace. Hélène Delprat ne veut rien perdre de ces moments fugaces et parfois dérisoires. Pas le temps de s’adonner à des futilités.
« Faire un truc par jour » : c’est sa règle. Des Filles magiques de Molinier, seuls les indices essentiels sont restés : un masque, des bas, une parenté artistique qui s’affirme sur la pointe des pieds. L’artiste veut reprendre pour désacraliser. Avec les moyens du « border line », Hélène Delprat compose une calligraphie différente.
Ailleurs, l’effet miroir l’incite à juxtaposer deux images présentant des analogies formelles alors qu’elles appartiennent à des registres différents (la fiction cinématographique et sa reproduction réelle). Chaque fois, ses positions métamorphosent sensiblement l’image d’origine alors que le référent est identifiable. Parfois, des annotations échouent au milieu des photos, assimilant l’oeuvre à un carnet de recherches, in progress. La lettre devient un signe plastique intégré au coeur de la composition sous différentes formes : sous-titre ou phalanstère, bulles. L’hybridation récurrente du texte et de l’image pourrait s’inscrire dans la lignée des ouvrages composites du poète surréaliste Ghérasim Luca tels que Le Vampire passif, recueil poétique et iconographique :
Partant d’un jeu à caractère mégalomaniaque prononcé, dans lequel, avec mes amis, j’avais trouvé une manifestation symbolique contrastant avec une manie générale de la persécution, je suis arrivé à la rencontre d’un nouvel objet projeté par le désir, qui jette sur la vie intérieure de l’homme une fascinante et terrible lumière (11 ).
Qu’il s’agisse d’artistes surréalistes ou d’icônes de la photographie contemporaine comme les Blume, Hélène Delprat parvient à ressusciter les fantômes de l’histoire de l’art. Elle les associe à des personnages de la culture populaire pour composer des salmigondis artistiques dans lesquels elle se reconnaît. Désireuse d’empêcher le temps de tourner en rond, elle introduit dans ses reprises plusieurs éléments perturbateurs.
Enregistrer chaque mouvement de son corps devient alors une solution pour imposer sa survie, quand bien même elle est maintes fois ressortie du cercueil qu’elle s’est fabriqué.
Chaque nouvelle fois qu’elle émerge de son tombeau en carton, un visage différent surgit comme un diable de sa boîte. Interpréter un vampire, c’est courir le risque de le devenir : une rumeur se répandit selon laquelle l’acteur Max Schreck aurait joué son propre rôle dans le film de Murnau, Nosferatu (1922) alors que Bela Lugosi ne quittera jamais son personnage et se fera enterrer avec sa cape de Dracula. Prise en otage par les fantômes de sa mémoire tel Warburg imaginant « une histoire de fantômes pour les adultes » (Mnémosyne), Hélène Delprat se métamorphose. Elle se love dans un grand drap blanc qui devient masque caricatural. Dans ses parodies, le sourire de la créature fait l’effet d’une grimace cynique. L’économie de moyens plastiques confère un ton désopilant à ses oeuvres tragiques. L’artiste fait du loup une loupe révélant les parodies de la société. Mais le masque, une fois porté, s’empare de celui qui s’en pare. Et le grimage d’Hélène Delprat prend alternativement la forme d’une communion avec les ancêtres (première dévotion du masque africain) ou d’un dévoiement caricatural, rappelant cette anecdote narrée par René D’Héliécourt où un père et sa fille se rendent au studio d’un photographe en 1894 :
L’opérateur fait un cliché, mais quelle n’est pas sa stupéfaction lorsque, arrivé dans sa chambre noire, il aperçoit très nettement dessiné, sur le front de la jeune fille, une tête de mort ! […] Pour jouer un tour au photographe, [la jeune fille] avait dessiné sur son front une tête de mort avec une solution de quinine. Ce liquide a la singulière propriété de produire sur la peau, des lignes invisibles à l’oeil nu, mais qui apparaissent sur les plaques photographiques. Tout s’expliqua, le père paya la pose, mais le photographe était vexé(12) .
Artiste protéiforme, Hélène Delprat ne cesse de s’incarner dans des entités, faisant du spectateur
le complice de ses jeux avec les représentations mortuaires. Parfois, le spectre attend, statique, les mains posées sur les genoux. Il est prêt à bondir, à danser. Emporté dans son mouvement, l’instant d’après, il est flou, impalpable, incertain. Il est froid. A un autre moment, il est absent, marqué « TOD » (mort) en pointillé, comme le papier appelé aussi fantôme laissé tel un symptôme à l’emplacement d’un exemplaire manquant dans une bibliothèque. Dans ses images, Hélène Delprat se métamorphose aussi en animal. Son identité est une énigme quand elle s’incarne en sphinx. Un trouble émane de sa position de marionnette artistique.
Elle se déplace en fonction des gestes que les défunts impriment à son corps. Elle évolue dans une chambre noire, lieu où s’accomplit le dénouement de la nouvelle d’Edgar Poe :
Alors, invoquant le courage violent du désespoir, une foule de masques se précipita à la fois dans la chambre noire ; et, saisissant l’inconnu, qui se tenait, comme une grande statue, droit et immobile dans l’ombre de l’horloge d’ébène, ils se sentirent suffoqués par une terreur sans nom, en voyant que sous le linceul et le masque cadavéreux,qu’ils avaient empoigné avec une si violente énergie, ne logeait aucune forme humaine. On reconnut alors la présence de la Mort rouge. (13)
Le grimage est sans masque, la frontière entre les faux-semblants et la réalité, ténue. Le déguisement n’en est pas un, lorsque le Masque de la Mort rouge fait irruption dans le bal où quelques élus s’étaient barricadés, se pensant à l’abri. Coiffée du couvre-chef des bouffons, Hélène Delprat s’adonne à une étrange fête des fous. Deux ampoules remplacent les grelots. La forme du bonnet d’âne se métamorphose en objet de cérémonie : vecteur d’une transformation, le masque dissimule l’initié en même temps qu’il révèle une part de son identité. Enveloppée dans sa combinaison de protection, l’artiste s’apprête à affronter le squelette grossièrement découpé dont l’expression paraît désemparée. Aux portes de l’Enfer, transfigurée par sa tête de lapin disproportionnée, elle est armée d’une épée de papier, décidément prête à affronter les affres de la métempsycose, comme l’Ane D’Or de Machiavel, à moins d’y avoir déjà renoncé. Les références se cognent dans cet univers théâtral symbolisant la nuit à grand renfort de tissus noirs. Des masques s’y multiplient comme des lucioles et gisent un peu partout, s’apparentant à ces êtres maléfiques que la tribu africaine des Ewe nomme les Adze puisqu’ils sont censés prendre la forme de ces insectes générateurs de lumière. Hélène Delprat a une vision spécifique de la traduction, ressuscitant dans le même temps le spectre d’Hamlet, les vampires de série B ou de jeux vidéos réintégrés à la société contemporaine, comme elle le faisait déjà d’une traduction de Shakespeare ré-interprétée à x degrés. Exacerbant l’effet truqué de l’illusion, la démarche de l’artiste dérive du simulationnisme pour en proposer une copie non conforme à ce mouvement qui naît dans les années 1980. Comme le savant Canterel de Locus Solus écrit par Raymond Roussel, Hélène Delprat ressuscite les cadavres. Elle les incarne, faisant de la métis un moyen de pénétrer dans le regard de l’autre, sous le masque du visible. Ses parures sont une carapace identitaire et s’inscrivent dans une démarche spéculative, à l’instar de cet autre « art d’interprétation » qu’est la psychanalyse :
C’est aussi une tentative pour exploiter de façon conséquente une idée, avec la curiosité de voir où cela
Mènera (14)
11 Ghérasim Luca, Le Vampire passif, Paris, José Corti, 2001 (éd. orig. 1945
12 René d’Héliécourt, « La photographie de l’invisible », Photo-Revue, 1894, p. 38.
13 Edgar Poe, « Le Masque de la Mort rouge », Nouvelles histoires extraordinaires, trad. de Charles Baudelaire, 1857, paru initialement
in Graham’s Lady’s and Gentleman’s Magazine, 1842.
14 Sigmund Freud, Au-delà du principe de plaisir, Paris, PUF, 2010, p. 23.