Une chambre à soi
Hélène Delprat

“Monsieur, une femme qui compose est semblable à un chien qui marche sur ses pattes de derrière. Ce qu’il fait n’est pas bien fait, mais vous êtes surpris de le voir faire.”
Une chambre à soi. Virginia Woolf

—Je ne vois pas ce que tu veux dire.

—Tu ne vois pas ce que je veux dire ? Et bien il faut que ce soit une pratique régulière. C’est ce que je cherche…
—Tu es drôle toi… Des filles, et encore d’autres filles… Tu en connais beaucoup toi qui se photographient?… Je réfléchis… Dans l’esprit de Claude Cahun?
—Non pas forcément mais c’est ce qui vient tout de suite à l’idée: Claude Cahun, La Castiglione, Madame Yevonde…
Celles qui osent regarder l’objectif bien en face, déclencheur en main. Sans souci de plaire… de se plaire. Celles qui n’ont pas peur d’être “vues”. Celles qui n’ont pas peur de “se voir”. Celles qui osent “se surprendre de dos” .
—Je connais des filles qui se filment, ça oui, mais qui se photographient, moins. étonnant tu ne trouves pas? Des féministes?
—Non pas particulièrement, même si l’on sait qu’elles ont “fait le travail”- tu te souviens, on les prenait pour des harpies forcément homosexuelles, agressives, moches évidemment et qui en plus se mêlaient de politique! Mais violentes ou pas, activistes ou non, il fallait ça. Et “le travail” est loin d’être terminé en Europe et ailleurs, on le voit chaque jour… On dit encore aux filles qu’elles ne doivent pas monter aux arbres, qu’elles vont se salir et quand on voit une équipe féminine s’entraîner sur un terrain de foot, on les regarde comme des provocatrices. Moi la première. C’est bien là le pire. Et la religion… Et la “tyrannie familiale” dont parle Virginia Woolf, toujours d’actualité….
—Tu connais ce document où elle est photographiée avec turban, fausse barbe et moustaches comme membre de la famille royale d’Abyssinie?
—1910. Affaire du Dreadnought? Oui bien sûr.
Il y a cela aussi, le travestissement, le droit de cacher son visage, d’avoir un faux nez pour de savantes conférences filmées, de devenir un monstre ou un fantôme. Le droit d’être à la fois son père et sa mère, de se transformer en eux. D’être leur image. Le droit de changer de “genre”, de devenir un héros ou même un mort, un objet. Narcisse métamorphosé en table, pourquoi pas ? “Je me vois donc je suis ”.
Le droit d’être seule dans “sa chambre à soi ” ou aux yeux de tous dans “une merveilleuse chambre de verre, où nul bruit ne peut pénétrer, et mon esprit délivré de tout contact avec les faits, libre de s’arrêter à telle ou telle méditation.”
Le droit au portrait raté…le droit de “franchir le pas”… Qu’est ce que cela veut dire…? Ecoute ça:
—“Moi , quand j’ai franchi le pas, que ce soit entièrement maquillée en bleu, ou habillée en institutrice 70’s, je me suis dit qu’il n’y aurait aucune trace de ce que j’aurais fait, qu’après ce serait fini, comme une danse, Pfft… plus rien… Quand on se filme, quand on se photographie, on reste dans l’énigme, on ne peut pas voir. Que penser de nos photos, de nos films? Moi, « le penser de moi » en me regardant, je n’ose pas… et si quelqu’un me surprend devant un miroir, j’ai honte. L’idée de me filmer me rend triste. C’est bizarre de se regarder et de n’y rien voir… de voir une autre…? Non ? ”
Lis donc ce qui suit. Pierre Mac-Orlan avait préfacé Aveux non avenus de Claude Cahun. Il écrivait:
“À l’aube, tout cela disparaîtra. Et il ne restera plus sur une grève sans décor, une grève plus nue qu’une table d’opération, qu’un cadavre féminin poli comme une statue de marbre et tout auprès, comme évadé d’une poitrine inutile, un coeur, ferme et mobile, un coeur nettement vivant avec toute sa machinerie compliquée.” Mars 2011

1 Voir Femmes photographes / émancipation et performance 1850-1940 /Federica Muzzarelli
2 “Tout habitant du pays sans miroir” Claude Cahun
3 “Une chambre à soi”. Virginia Woolf
4 Mail Pauline Curnier-Jardin /Hélène Delprat

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