Le « jeu lugubre » d’Hélène Delprat
Dominique Paini
Collections intimes
Si Eric Rohmer n’en avait pas fait le titre d’un de ses films, j’aurais volontiers intitulé cette visite du livre d’Hélène Delprat : « La Collectionneuse ». En effet, elle cueille, elle ramasse, elle collecte, elle collectionne les images. Loin du poète de la ville moderne et du philosophe de la flânerie elle herborise pourtant. Elle ne se penche pas vers le bitume pour ramasser des restes de l’activité urbaine afin d’en construire un nouveau Merzbau ou même tout simplement des collages. La collectionneuse Hélène Delprat relève plutôt d’une diariste en images, d’une sœur des frères Limbourg, entrepreneuse d’un volume contemporain de « riches heures de sa vie ». Plus essentiellement elle a besoin d’images : une voracité sans mesure, un œil cannibale exorbité. Plus philosophiquement, elle observe -sans culpabilité ni inquiétude quant aux risques d’être perçue comme une pilleuse – une posture assez ordinairement aristotélicienne : « quant à la pensée discursive de l’âme, les images lui tiennent lieu de sensations. Quand l’objet est bon ou mauvais, elle affirme ou nie, fuit ou poursuit. C’est pourquoi [son] âme ne pense jamais sans images ». L’âme d’Hélène Delprat ne s’agite jamais en effet sans images. C’est le carburant essentiel de sa raison de vivre et de sa création.
Contaminations encyclopédiques
Il s’agit bien d’images-énergie qui déclenchent des constellations et des arborescences, des associations figuratives et conceptuelles qui ne sont pas loin d’engendrer des effets d’inventaire. Une esquisse d’encyclopédie, dont l’enchaînement des articles relève à la fois d’une programmation subtilement concertée et d’un hasard du type de celui d’un John Cage qui expliquait un jour son amour de la musique et des champignons (music and mushrooms) en raison de leur fatale proximité orthographique.
Programmation et hasard : on pourrait perturber l’unité des termes contraires de cette proposition car rien dans cette encyclopédie fantaisiste n’est déterminé par des critères véritablement objectifs – tels que ceux de l’orthographe – et rien n’indique en outre que ce qui paraît enchaînement savant ait été délibéré. Ainsi l’entrée « Frankenstein » (Mary Shelley) à laquelle succède « La Belle et la Bête » (Jean Cocteau) offre une singulière succession d’êtres hybrides qui trouvent à dialoguer dans cette métonymie contrainte par le livre. L’artiste a-t’elle songé à ses enchaînements depuis ce point de vue du montage hétéroclite des corps ? Quand bien même elle y aurait songé, que dire alors du troublant effet que produit avant que n’apparaisse cette entrée « Frankenstein », le personnage de l’historien Aby Warburg dont Delprat s’attache à l’enfermement asilaire décrit par le journal des soignants. D’autant plus troublant que l’imitation d’Aby Warburg que l’artiste s’autorise pourrait être perçue comme celle d’un personnage shellyen. Contamination, « synchronisme accidentel » des images…
La contamination culmine jusqu’à la confusion et la désorientation des influences, multiples inversions quant à savoir qui imite qui… La brusque apparition du visage d’Eric von Stroheim dans le chapitre « Grimaces » qui s’ouvre par une page de garde reproduisant un très docte traité des grotesques, offre un amusant suspens de la reconnaissance et une brève incrédulité du lecteur : comment le visage de la Delprat peut-il se confondre ainsi avec les plis du visage de cet homme de spectacle dont l’ambition fut qu’on aimât l’haïr ?! Passée l’hésitation de la reconnaissance, la préséance légitime se réinstaure : c’est bien Stroheim qui est le modèle de l’artiste et pas le contraire !
En revanche, il s’agit de nombreux autres liens habilement maîtrisés, dont on peut soupçonner le projet de l’auteur de cette bien-nommée « extension du pire ». L’entrée Warburg dont les délires injurieux de l’historien de l’art malade, rapportés par son infirmière – le 30 avril 1921 – relèvent de ce qu’on peut communément considérer comme un vocabulaire grotesque au bord de la glossolalie. L’entrée suivante est figurée, en bonne logique professionnelle, par la page de garde du livre d’un historien de l’art, ami contemporain d’Hélène Delprat et dont la spécialité fut entre autres les… grotesques ! La question demeure ouverte concernant la volonté délibérée ou le rapprochement fortuit de ces enchaînements de dossiers que l’artiste intitule « Fausses Conférences », délicieuse expression qui renvoie à une manière de marivaudage de l’usurpation.
Libertinage des images
Inventaire, encyclopédie, fausses confidences – car ces conférences demeurent néanmoins des confidence. Si la pulsion archiviste et flâneuse relève évidemment d’une allure dix-neuviémiste, ce n’est pourtant pas à ce siècle auquel l’essentiel de la figuration d’Hélène Delprat renvoie. Son iconographie emprunte plutôt au siècle précédent, celui des Lumières, des libertins et des souverains, des encyclopédistes matérialistes et des fidèles des boudoirs, des habitués des salons et des cabinets de curiosités obscènes. C’est ainsi que des personnages obsédants hantent ce premier tome dont le titre « extension » en promet d’autres.
En effet, il s’agit du pire, bien que la part dessinée nous épargne visuellement. Et ce n’est pas une des moindres tensions dans les images réunies par chaque chapitre, que cette hésitation de l’artiste entre se dessiner et se montrer. Le papier calque ou la cellophane qui floutent en éloignant optiquement le corps de l’artiste, attestent de cette hésitation, de cette envie maquillée de l’exhibition. Et ce n’est pas une autre moindre tension introduite dans les ébauches de narration que la présence de ce personnage nu – perruque, bas noirs et en perpétuelle érection. Il est son double distancié par le dessin. Singulière déclinaison du thème du « peintre et son modèle » que de faire ainsi de son propre corps d’artiste l’origine d’un personnage malfaisant… Aussi Hélène Delprat offre à voir toutes les violences, tous les scandaleux commerces dans cette chambre noire qui renvoie avec évidence à l’appareil photographique et simultanément au cabinet obscur où s’accomplissent des rituels érotiques aux couleurs sadiennes.
Inconvenance des images
Mais la loi de contamination des images connaît une objectivité plus forte que les goûts, les influences et les fantasmes. Aussi, ce livre est un exemple de circulation virtuose des images dans le temps et de compressions iconographiques inattendues. Ce personnage, sexe en main et mine agressive, serait-il au-delà de l’image du désir ithyphallique d’Hélène Delprat, un fouetteur d’images ? Ce marquis agité est-il la caricature d’un historien de l’art qui redistribue des images afin de les rapprocher de manière intempestive, monteur qui fait habiter un boudoir de Sade par le cochon de Pornokrates (Félicien Rops).
Etre autre exige d’Hélène Delprat ce catalogue d’hétéronymes célèbres tout autant qu’un goût du masque. Ces variations sur la ressemblance et l’usurpation conduisent à substituer l’invention à l’imitation, à faire douter du sens même des deux mots et à considérer que l’emprunt d’une personnalité constitue l’invention d’une sculpture (vivante).
Et irrésistiblement, un personnage s’ébauche, romanesque et tout à la fois une effigie légendaire du mal : Fantômas. Si ce dernier fut imposé par les surréalistes comme le portrait d’artiste qui valait pour tous, humoristique et subversif, menaçant pour l’ordre bourgeois et le monde de l’art, le masque-cagoule qui tire plutôt du côté des Vampires, représente à l’inverse l’artiste Hélène Delprat en portrait de Fantômas.
Dans le numéro 7 de la revue Documents, le texte de Georges Bataille, intitulé « Le jeu lugubre », emprunte ce titre à un tableau de Salvador Dali dont le schéma iconographique est d’ailleurs reproduit. Celui-ci contient un certain nombre de motifs – insectes, oiseaux, esquisses pornographiques – qui pourraient passer aisément pour des origines de cette petite encyclopédie d’Hélène Delprat, à la manière du Dictionnaire que la revue Documents publiait au long de ses numéros. Et ce qui frappe dans l’enchaînement des pages de Documents est l’apparition ultérieure – séparée par une note et quelques images consacrées aux Portes de San Zeno de Vérone – d’un texte de Robert Desnos évoquant Fantômas, assorti de la couverture de la première édition du tome 1 du roman populaire éponyme. C’est dire les probables inspirations d’Hélène Delprat, également inconscientes mais d’autant plus prégnantes, prises dans cette tendance dissidente du surréalisme qui s’éloigna d’un certain type d’échappées romantiques que l’emphase de l’amour fou d’André Breton réinstaurait de manière paradoxale.
C’est dire encore combien cette « extension du pire » renvoie à l’interminable et irrépressible contamination des images, processus anachronique et énergie transgressive qui fondent les primordiales possibilités et conditions de l’art : la citation, le réemploi, l’influence, l’imitation… L’art c’est le vol, c’est le crime. Fantômas est donc bien à sa place ici, semeur de mort, faucheur des temps modernes.
La mort est bien présente. Peut-être à l’échelle de son œuvre entier, Hélène Delprat dessine-t-elle une infinie vanité ? S’il s’impose irrésistiblement, sous la forme de petits squelettes brinquebalants, le parti-pris burlesque n’a pas pour ambition de séduire ni seulement d’amuser. Il conjure plutôt toute éventuelle béatitude joyeuse et traduit une vive perception de la vanité de la peinture.