« Mais non, stupida ! »!
Pour passer d’une idée à une autre, Hélène Delprat dit parfois : « Paf ». Les idées, les personnages, les anecdotes s’enchaînent alors comme si la vitesse de la pensée trouvait, par la conversation, un véhicule particulièrement ajusté. Hélène Delprat dessine, peint, filme, se déguise, mais c’est à voix haute que ces différentes modalités de travail se polarisent, avec toute l’ironie, le plaisir qui accompagnent le café que l’on boit avec celui ou celle venus prendre des nouvelles. La musicalité de l’histoire que l’on raconte, que l’on re-raconte, qui permet de rebondir vers une autre histoire : cet art de la conversation pose au cœur de la pratique de l’artiste une voix, la sienne, mais aussi celle de tant d’autres figures. Les voix de Delphine Seyrig, de Jeanne Moreau ou de Marguerite Duras, mais aussi des voix anonymes, entendues dans la rue, dans le métro, ont plané sur notre discussion comme des sentinelles. Donc, vitesse de l’échange et voix affûtée pour celle qui aimerait avoir une voix rauque, une voix de fumeuse – « ça crée du mystère », dit-elle.
Une amie l’a entendue parler à la radio. Elle lui dit : « Tu biches ». Sa voix minaude ? C’est celle du studio d’enregistrement, celle que l’on prend pour faire sérieux, une voix appliquée qui contient, ou même enserre, peut-être, la pensée là où celle-ci cavalerait plus vite. Cette voix appliquée n’est pas la « vraie voix ». La voix de l’enseignement, aux Beaux-arts de Paris, n’est pas la vraie voix non plus : c’est une voix d’exigence. Elle se souvient trop bien de son entrée en 6ème et du vouvoiement soudain pour ne pas accepter ce moment où la voix se hausse, se cambre un peu. En tout cas – la radio. Les dessins radiophoniques d’Hélène Delprat fournissent un point de départ possible pour circuler dans son travail. Leur format est assez grand. Les dessins intègrent des collages. Mais, surtout, ils intègrent la voix, celle qui surgit de la radio (France Culture). Des fragments de texte viennent se glisser sur la page, signalés ou non par des guillemets. La voix s’insère et se répand, elle légende les images ou se contente de les accompagner. Réalisés à la maison, c’est à dire pas dans l’atelier, ces dessins appartiennent à la vie domestique : des gestes qui relèvent davantage du flottement que de la décision ou du projet, qui se glissent entre d’autres tâches quotidiennes. Fantomatique, lestée du corps, la voix radiophonique hante les dessins et finit prise dans leurs filets. Chacun d’entre eux s’offre ainsi comme un espace d’archivage où l’artiste joue à la fois les rôles de lectrice, auditrice, interprète et narratrice. Manière de contourner le fait que la radio, ça s’écoute seule.
Les « nouvelles sorcières de Macbeth » se demandent: « Qu’est-ce qu’on va faire ? » Hélène Delprat a rencontré Edith Scob et l’alchimie opère. Ensemble, elles concoctent une émission radiophonique, retransmise en 2013, dont les développements dépassent largement l’enregistrement puis le montage de voix : textes (le journal qu’Hélène tient de leurs rendez- vous), dessins (« Le faux grand-père d’Edith Scob »), photo (« Le portail qui mène au château d’Edith Scob »), mises en scène, correspondance, textos (« Jose pas tapler si tu dors !! tel moi. LN » [sic]). Leur « vrac » (« Le Vrac est un mot d’Edith Scob et désigne les affaires que l’on garde pour différentes raisons : négligence, lien affectif, attachement sans raison »1). DansFair is Foul and Foul is Fair, publié en 2014, on prend la mesure du projet. Qui met d’ailleurs, par mail, d’autres personnes à contribution.
Jonathan W., contacté par Hélène, répond, en PS :« C’est génial cette conversation. Wesh Wesh” !!! Total respect pour Edith + Big up
Ho ! Georges Aperghis…
Il faut que je décrive ce qu’elle fait alors ? Ou c’est une statue ? (avec que les yeux qui bougent bien entendu).
La voix d’Edith Scob mais sans la voix d’Edith Scob. Tout le monde en a entendu parler mais personne ne l’entend ! »
Le journal radiophonique de la rencontre entre Edith et Hélène est immédiatement dialogique : bien sûr les protagonistes parlent entre elles, mais elles font aussi parler les autres. Au milieu des toux, des éclats de rire et des confidences (« J’ai joué la Vierge Marie. »), il y a aussi les rêves. La voix d’Edith raconte un rêve d’Hélène: « Je pousse une porte et je me retrouve sur la scène d’un théâtre. À ce que je comprends, on joue Tchékhov. Traverser un plateau de théâtre n’est déjà pas une mince affaire. Que fait-on de ses bras ? Pourquoi se raidit-on soudainement comme si on entrait dans une zone magique ? Où doit-on regarder ? etc. Mais se retrouver au milieu d’un spectacle, plantée là, sans que personne ne semble trouver cela anormal, ça c’est bizarre. Je passe discrètement derrière Edith Scob qui (inaudible). D’un seul coup par un petit chemin au milieu de grands cactus arrive Louis XIV et sa suite. Il vient pour me féliciter. Il a vu en projection Comment j’ai inventé Louis XIV et ça lui a plu énormément. Il trouve quand même la fin un peu trop macabre […].»
Dans l’émission, tour à tour, la voix de l’une commente celle de l’autre. Hélène se charge du « nous » : « Nous partageons le même goût pour les histoires un peu terrifiantes. Les histoires de masques chez Poe, Schwob, Jean Lorrain, et tout l’arsenal qui va du Grand Guignol àFantômas. Visages, greffes, gueules cassées, Mains d’Orlac, hémoglobine, éternelle jeunesse,Frankenstein, bistouri, figures de cire, Judex. Nous parlons de Rebecca, du Tour d’écrou, desCahiers d’Aspen, elle adore lire à voix haute les Cahiers de Malte. »
L’activité de feindre (fabriquer, imaginer, créer) ne vaut que si elle est partagée : elle se rassemble autour de l’enregistrement d’une parole conteuse. La vivacité de cette parole est semblable à une enquête qui progresse, qui folâtre, sans programme. Le seul qui tienne peut- être : les chaises musicales. La narratrice et conteuse devient auditrice avant de reprendre la parole. Inversion, permutation, renversement. Hélène se souvient que son mari consultait, comme beaucoup de comédiens, le docteur X. – que l’on appelait aussi Monsieur Cortisone. C’est lui que l’on venait consulter lorsque l’on perdait sa voix. Doit-on combler le silence ? Parler du temps qu’il fait ou laisser plutôt le vide s’installer ? Éviter en tout cas les affectations. Pour Comment j’ai inventé Edith Scob, Hélène choisit de réaliser l’émission « en noir et blanc » : sans habillage sonore.
Les textes d’Hélène Delprat pensent à voix haute: les textes sont écrits comme elle parle. Là aussi la forme dialogique prime. Dans ses mails, l’artiste rédige parfois de vrais dialogues : la parole comme la pensée gagnent à être mises en scène, jouées, mises à distance. La prise de notes est elle aussi une discussion. Ainsi se met en place une méthode – paradoxale, dans le sens où elle est antisystématique – qui permet de prendre des libertés. Impossible de dire du travail d’Hélène Delprat qu’il est « savant » : les effets de son érudition sont toujours soumis à l’échange, à la contradiction, même si c’est avec elle-même qu’elle choisit de composer. Par exemple, Hélène écrit : « Je n’ai pas respecté la chronologie des écrits de Mary Shelley. Ainsi ai-je décidé qu’elle avait ébauché Lives of the Most Eminent French Writers avant d’écrire Frankenstein en 1816. C’est improbable car alors elle n’avait pas 18 ans, mais cela m’arrangeait au moment où cette pluie incessante sur le lac Léman m’angoissait moi aussi ! Et si tout n’est pas vrai, tout n’est pas vraiment faux. Peu crédible le fait que Byron ait une idée quant à Darwin au moment où Mary écrit Frankenstein… Il avait 7 ans en 1816 le petit Darwin sur le portrait aux fleurs jaunes et au grand col de dentelles… Mais non, stupida il ne s’agit pas là de Charles mais d’Erasmus Darwin le médecin !»3 On entend bien là les effets d’une écriture qui invente autant qu’elle célèbre, qui fait dévier les noms propres, les chronologies et leur soi-disant autorité. Dans les textes et les voix off qu’écrit Hélène Delprat, aucune assertion. Toute proposition est potentiellement permutable. D’ailleurs, les conférences sont fausses.
L’encombrement des voix assaille tout particulièrement les films. Ceux-ci relèvent du bavardage autant que de la confidence – rejoignant peut-être cette idée fameuse de Bakhtine : « Toute causerie est chargée de transmissions et d’interprétations des paroles d’autrui. On y trouve à tout instant une ‘citation’, une ‘référence’ à ce qu’a dit telle personne, à ce qu’‘on dit’, à ce que ‘chacun dit’, aux paroles de l’interlocuteur, à nos propres paroles antérieures, à un journal, une résolution, un document, un livre […] parmi toutes les paroles que nous prononçons dans la vie courante, une bonne moitié nous vient d’autrui. »4 Hélène Delprat pratique une parole-gigogne : qui contient, traverse et est traversée par les mots qu’elle lit, attrape au vol ou chasse. Le sérieux de sa méthode repose sur un espionnage constant : écouter dans le métro les voix des gens qui se parlent – observer, lire, raccorder.
Autre manière de parler : en chanson. On imagine qu’Hélène Delprat chantonne souvent, elle qui insère la musique de Peau d’âne dans ses films ou dans ses livres. Donc : ritournelle, fredonnement, jingle. Les voix et les textes mis en chanson sont un lieu commun, un chaîne mémorielle qui unit celle qui chante à une musicalité plus ancienne – pas tant dans l’idée de conserver, mais, de façon dynamique, comme une manière de distiller une énergie mélodique dans le flux de la pensée ou dans le flux quotidien. Regarder le travail d’Hélène Delprat depuis le biais de la chanson permet de voir soudainement émerger un ensemble de productions, hétérogènes certes, mais qui existent sous forme de recueil ou d’album. Cette tradition musicale a le mérite, tout comme le fil de la voix que je suis ici, de faire tomber les cloisons entre dessins, films, peintures, émissions de radio. Une forme de performance lyrique – lyrique dans tous les sens du terme : dont les sentiments ne sont pas exclus, et qui place la mélodie, la musicalité en son centre – dont il faudrait inventer, pour elle, un format « de poche ».
La chanson est récit. Dans une note de bas de page de son ouvrage sur les tubes, Peter Szendy écrit : « Allégorie vient du grec allos, ‘autre’, et agoreuiein, ‘parler (en public)’. D’où : énoncer autre chose que ce qui est dit littéralement. Mais il serait peut-être plus juste de dire […], que la chanson est tautégorie, qu’elle se dit donc elle-même comme une autre. Ce qui la rapprocherait du mythe tel que le décrit Jean-Luc Nancy dans La Communauté désoeuvrée(Bourgois, 1999, p.124) : ‘[Le mythe] ne dit pas autre chose que lui-même… Il n’a donc pas à être interprété, il s’explique lui-même… [Il est] la mythologie qui s’explique ou s’interprète elle-même.’ Comme le tube, qui est donc aussi sa propre musicologie – et sans doute sa propre mythologie. »5 Chez Hélène Delprat, il n’y a qu’un pas entre la chanson et le mythe ou la légende. Une mémoire commune dont la voix est le relais. L’histoire d’Actéon: Hélène raconte l’épisode sans le lire, d’un trait, par cœur. L’histoire du Cerf Coco, cette jeune femme qui se transforme en cerf. Une obsession traverse ces récits mythiques, celle de métamorphoses qui fabriquent des images, certes, mais surtout un rythme, vif, frénétique, haletant parfois.
« Nicole, J’avais promis de vous écrire. Mais où êtes-vous ? Très loin… Juste à côté… Me voyez-vous ? Si c’est le cas vous devez bien vous moquer de moi, submergée que je suis par ces documents, ces bandes accumulés pendant quatre années, perdue dans mes notes, mes interrogations et terrorisée à l’idée de faire un film que vous n’aimeriez pas. Si vous me voyez, vous voyez aussi sur ma table le cow-boy dessiné pour vous, posé sur une chaise le bonnet que vous m’aviez offert, la théière, les ciseaux… Nous sommes Dimanche, peu importe pour vous maintenant. Il fait un gris bleu et froid. Depuis plusieurs jours la maison est vide et cependant je suis avec vous, avec votre voix que je fais avancer, que je réécoute. Il n’y a aucun bruit, un chien de temps en temps… Je sais que la nuit venue vous reviendrez dans votre chambre-forêt, vêtue de la cape noire: la cape aux oiseaux d’or du blason de votre enfance. Vous glisserez comme une sainte de procession. Cette procession où vous avez suivi votre mère, Cocteau, Doudou, Marguerite, Susan et tous ceux qui vous manquaient tant. “Death”, comme vous disiez, est passée et vous a embarquée vous et votre petite radio… »
Autre rencontre : en 2001, Hélène Delprat fait la connaissance de Nicole Stéphane à l’occasion d’une précédente émission de radio réalisée pour France-Culture. La voix de Nicole Stéphane s’installe pour quelques années dans la vie d’Hélène Delprat : pendant quatre ans, Hélène lui rend visite et la filme. Sa vie est un roman d’aventures. Son engagement dans la Résistance, Les Enfants terribles de Cocteau. Son voyage en Israël, à vingt-quatre ans, pour s’entretenir avec Ben Gourion. Le film scientifique qu’elle réalise sur les premières opérations du cerveau, passionnée par la neurochirurgie. La production de Mourir à Madrid (le film se tourne dans le dos de Franco), de Détruire dit-elle de Duras, « un film de Mai 68 » – Nicole Stéphane raconte, derrière ses lunettes noires. Mais la vie hoquète aussi : lorsqu’Hélène lui propose de répondre par un mot à l’alphabet, A sera « Asile » mais la lettre B refuse de s’ouvrir : ce sera « B comme Débarquement ».
« – Je suis d’accord mais c’est ce qui me vient à l’esprit : B comme Barquement. », répond Nicole.
« – Ça veut dire que, selon le dictionnaire rédigé par Nicole Stéphane, Débarquement est à B. »
L’exercice s’arrête là.
Nicole Stéphane évoque son principe de vie. Elle explique à Hélène : « Dans les pires moments, je rebondis, je m’accroche avec passion à quelque chose, comme je m’accroche avec passion pour certains êtres. » Rebondir : c’est ce qu’Hélène fait tout le temps, lorsqu’elle passe du coq à l’âne – principe de montage qui gouverne les films autant que le fil de la pensée. Mais, et c’est sans doute ce qui la relie à Nicole, il y a dans le rebondissement l’idée de péril, d’épreuve – la vie est redoutable. Les récits de Nicole sont emprunts d’obscurité. Cette part sombre sur laquelle on ne cesse de buter, Hélène la rencontre au détour de France Culture : une voix aimée, connue, mais d’outre-tombe, jaillit de la radio. Pas facile de faire disparaître une voix. Les échanges entre Nicole et Hélène relèvent de la confiance, de la confidence : leurs voix se fient l’une à l’autre, à ce qu’il se passe, à ce qui arrive, aux histoires qui sont racontées. Exemplaires, véridiques, inventées, inouïes, ces histoires sont des remèdes, il n’est pas impossible qu’elles permettent de guérir. Leur musicalité fait songer à une liberté conquise et dès lors précieuse.
En 1993, en plein siège, Susan Sontag monte à Sarajevo En Attendant Godot de Beckett. Nicole Stéphane la suit. Elle réalise un film qui documente l’aventure. Dans un texte publié à son retour, Sontag note à quel point l’expérience émerge, ou procède, de l’obscurité : « Bien sûr, il y avait des obstacles. Pas des obstacles ethniques. De vrais obstacles. On répétait dans l’obscurité. D’ordinaire, la scène du théâtre, vide, était uniquement éclairée par trois ou quatre bougies, augmentées par les quatre lampes de poche que j’avais amenées avec moi. Lorsque j’ai demandé des bougies supplémentaires, on m’a dit qu’il n’y en avait pas ; plus tard on m’a dit qu’on les conservait pour nos représentations. En fait, je n’ai jamais su qui s’occupait des bougies ; elles étaient disposées au sol lorsque j’arrivais chaque matin au théâtre […] La façade du théâtre, son entrée, les vestiaires, le bar : tout cela avait été pilonné un an avant et les débris n’avaient jamais été nettoyés. » 7 Les voix et les ténèbres : cette donnée est au cœur du travail d’Hélène Delprat. Entêtantes, légendaires, elles émergent de profondeurs que seule l’artiste peut nommer. Immatérielles, elles donnent un pouls à l’existence, la rythment sans jamais la figer. Les lampes de poche de Susan Sontag, les bougies: autant d’inflexions infimes, presque invisibles, qui, comme les voix, nous guident dans la pénombre.
Clara Schulmann